Aujourd’hui, le mot « cosmopolitiques » ne m’appartient bien évidemment pas plus qu’il n’a appartenu à Kant. Devenu titre d’une revue, il pourra, selon le cas, être banalisé ou trouver des significations nouvelles, qui appartiennent à un collectif et non plus à un individu. Il pourrait alors avoir le privilège d’accompagner une aventure importante. En tout état de cause, il est aussi vain de chercher à garder une quelconque propriété intellectuelle sur un mot que de défendre un château de sable contre la marée. Je voudrais cependant profiter de ce premier numéro de la revue Cosmopolitiques pour raconter de quel type de questions a surgi ce mot. Ce petit récit n’est pas là pour célébrer un grand événement dans l’histoire de la pensée, mais pour tenter de charger le mot, de le « gréer » comme on dit pour un navire qui va devoir affronter la mer.
Faire attention
Désolée pour les amateurs de filiation et d’influence, mais lorsque je me suis rendu compte de qui était mon illustre prédécesseur, j’ai également, et sans trop de surprise, découvert que son usage du terme était assez remarquablement antithétique à celui que je m’apprêtais à en faire. Dans les deux cas, certes, cosmopolitique et paix se trouvent associés. Mais la « paix perpétuelle » kantienne désigne un monde enfin pacifié, civilisé, unanimement soumis à des règles universelles (jus cosmopoliticum) dont la violation serait ressentie de la même manière en tout lieu, et qui assurerait donc sur toute la planète la possibilité d’un commerce sans obstacles ni malentendus. On ne fera pas à Kant le douteux compliment d’être un précurseur de l’OMC telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, mais c’est bien d’une organisation mondiale du commerce qu’il s’agit, et qui constitue pour Kant une « destination naturelle du genre humain », à distinguer de la question des devoirs qui regardent chaque sujet, c’est-à-dire de la loi morale inconditionnelle dans son cœur. Or, cette distinction, traduction moderne de la parole d’Evangile « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », est précisément ce qu’il s’agissait, pour moi, de compliquer avec le mot « cosmopolitiques ». Et cela, non pas pour tout mélanger mais pour mettre toute distinction sous le signe d’un « faire attention » : attention, ce qui, pour certains, relève d’un commerce libre par rapport aux catégories du devoir met en cause ce qui, pour d’autres, relève du devoir, de ce qui ne peut être enfreint sans que, par là même, ils se trouvent séparés de ce qui fait d’eux des humains. Attention, nul d’entre nous n’a le droit de représenter le « genre humain ». Ou de définir pour tous ce qui est de l’ordre de la fin et ce qui peut être relégué aux moyens.
Cette formulation, affichant pour ce qui concerne « les humains » un agnosticisme radical, si elle n’est pas issue d’un compte à régler avec Immanuel Kant, a beaucoup avoir avec le type d’agnosticisme dont Bruno Latour a fait un requisit pour une pensée qui échappe au Grand partage : les « modernes » sont différents des autres précisément en ce qu’ils savent opposer le « genre humain » à tout le reste. Mais c’est plus précisément au premier texte, je crois, où Bruno Latour affronte la question écologique que je voudrais me référer, en l’occurrence, le texte où il pose la question de ce que serait la « grandeur » propre à une éventuelle « septième Cité », venant s’ajouter aux six cités (de l’inspiration, domesti¬que, de l’opinion, civique, marchande, industrielle) caractérisées par Boltanski et Thévenot . « Que serait un homme sans éléphant, sans plante, sans lion, sans céréale, sans océan, sans ozone et sans plancton, un homme seul, beaucoup plus seul encore que Robinson sur son île ? Moins qu’un homme. Certainement pas un homme. La cité de l’écologie ne dit pas du tout qu’il faut passer de l’humain à la nature (…) La cité de l’écologie dit simplement que nous ne savons pas ce qui fait la commune humanité de l’homme et que peut-être, oui, sans les éléphants d’Amboseli, sans l’eau divaguante de la Drôme, sans les ours des Pyrénées, sans les Palombes du Lot, sans la nappe phréatique de Beauce, il ne serait pas humain. « .
Résonne, ici, grandeur propre à la septième cité, un « effroi » que Kant aurait réservé à la raison pratique, au « que dois-je faire ? » que nulle règle générale ne peut apaiser. « Petit », au sens de Boltanski et Thévenot, est celui qui pose les problèmes de la Cité à partir d’une définition des états de choses censée être universellement acceptable, neutre, objective, de telle sorte qu’à ceux qui ne l’accepteraient pas comme telle seraient réservés les charmes de l’explication pédagogique et, s’ils résistent, la dénonciation pour fanatisme et irrationalité et, le cas échéant, la mise au pas policière. « Grand » n’est certainement pas celui qui toujours doute, qui a peur de tout et fait un drame du premier désaccord venu, mais celui qui sait qu’une question ne se construit bien qu’à partir de l’incertitude.
A quoi répond la première question posée par la procédure écopolitique décrite dans Politiques de la nature , au moment de la perplexité préalable à celui de la consultation : « combien sommes-nous ? « , combien de voix disparates doivent être rassemblées pour cette question ?, combien de porte-paroles différents parce que issus chacun d’un mode différent d’attache à ce qui est en question ? Il s’agit de poser la question au plus incertain, au plus compliqué, car ce qui permet de le simplifier peut faire taire des savoirs qui auraient pu, voir dû, compter. Incertitude « cosmo »politique : avec ce qui aura été relégué à l’anecdote, disqualifié, ce dont on aura dit, « ce ne sont que des grognements », sans poser le problème de ce que requerrait, dans ce cas, l’émergence d’une parole articulée, c’est le cosmos – œuvre à faire, processus de construction d’un monde commun auquel ne renvoie aucune définition préalable ni du « genre humain » ni des êtres multiples qui le composent – qui se trouvera, irréversiblement peut-être, dangereusement souvent – appauvri.
Il convient, ici, de célébrer ce qu’a « fait » la question écologique, sinon à Latour, l’un des
inventeurs de l’ANT (Actor-network theory), en tout cas à sa version banalisée, matrice d’un nombre indéfini d’études de terrain. Qui dit « théorie » dit approche armée par certaines économies de pensée dont la pertinence déterminera la validité de la théorie : si la question de la pertinence ne peut, pour une raison ou une autre, être envisagée, nous sommes dans ce qu’on appelle l’idéalisme, les idées humaines sur ce qui compte commandent à la réalité. En l’occurrence, la théorie des acteurs en réseaux posait précisément la question de ce qui compte, et la posait sur un mode tel que le compte n’appartenait à personne mais émergeait du réseau disparate et sans cesse remanié où humains et non-humains s’allient, recrutent, délèguent, se requièrent les uns les autres. Où donc était l’économie de pensée ? La question « qui compte, pour qui, et comment » n’était-elle pas pleinement déployée ? Et certes elle l’était, mais sans effroi, sans que soit posée la question de ce qui ne réussit pas à compter pas, ce qui n’est pas pris en compte, ce qu’une alliance contourne ou fait taire, ce que l’acceptation d’une offre de recrutement mène à trahir. L’ANT est une théorie sociologique, une théorie du monde tel qu’il se construit, et elle peut donc, légitimement, affirmer sa validité pour notre monde. Mais ce monde est « petit » du point de vue de la cité écologique. Les « politiques de la nature » ont, parmi leurs multiples vocations, celle de lutter contre ce qui rend l’ANT pertinente, de lutter contre toutes les économies politiques qui valident les économies de pensée théoriques .
Spéculation
Le geste de Bruno Latour en 1995, qui l’a mené à caractériser ce que serait la « septième cité », est typique de ce que j’appellerais un geste spéculatif. Soient les multiples significations possibles des préoccupations écologiques, quelle est celle qui impose une Cité distincte, dont la singularité ne pourra être démembrée, « recyclée » dans les termes des six autres ? En d’autres termes, le point de départ n’est ni une description, ni une critique, ni une explication de ce qui, dans l’état du monde ou dans nos manières de faire, justifierait ces préoccupations. Il ne s’agit ni de (bonnes) intentions ni de vision du monde. Il s’agit de déterminer ce qui va faire contrainte, ce qui va engager la pensée. En d’autres termes encore, et c’est pourquoi il faut parler de spéculation, la pierre de touche n’est pas le probable, ce qu’autorise l’état des affaires aujourd’hui ou ce qui pourrait être autorisé par une « évolution naturelle » de cet état, bref ce qui pourrait faire l’objet d’une théorie. Ce qui oblige à penser est le possible , ce qui renvoie à une création, ce qui oblige donc à se créer capable de résister au probable.
Ceux qui critiquent la spéculation la disent vide, utopique, abstraite, mais ils oublient de distinguer entre spéculation « pour » ou « contre » le monde. Une spéculation qui se produit « contre le monde » le rêve délesté de ce qui est censé faire obstacle à ce qui serait sa vérité spéculative (si tous les hommes s’entendaient, étaient désintéressés, etc…). Elle se reconnaît aux dénonciateurs qu’elle sucite, à l' »homme nouveau », libéré, désaliéné, qu’elle annonce. Mais une spéculation se produit « pour le monde » lorsque, loin de délester, elle ajoute, elle se risque à introduire un possible, une dimension supplémentaire, dimension pertinente si elle permet de poser les questions un peu autrement, de déplacer les enjeux, de compliquer les positions. Elle suscite alors non des dénonciateurs mais ce qu’on peut appeler des « témoins », ceux dont on dira, « mais pourquoi pose-t-il/elle les problèmes ainsi ? », « d’où lui vient la capacité d’articuler ce qui nous semblait contradictoire, de passer à travers nos dilemmes ? ».
Un témoin « fait penser-sentir » un peu autrement. Pour parler comme Deleuze, il ne pense ni à partir du début ni à partir de la fin, mais par le milieu. « L’intéressant, c’est le milieu « . Ce dont il témoigne, ou plutôt ce qui témoigne à travers lui, ce qui a fait de lui sont témoin, c’est le milieu en ce que le milieu fait coexister le probable avec le virtuel, ou, pour reprendre le terme de Leibniz, le probable doté de coordonnées stables avec des « conatus » multiples que ces coordonnées ignorent, « petits mouvements » qui portent avec eux la possibilité de caractériser le probable autrement. Comme sapé par le possible, parcouru d’interstices, miné par ce qu’il répute insignifiant.
C’est ainsi que je crois comprendre un mode de présentation propre à Bruno Latour qui en a scandalisé plus d’un dans les Politiques de la nature, et qui les scandalisera encore dans les thèses publiées dans ce numéro. La thèse 9, notamment, parle des oripeaux de l’anti-capitalisme, et annonce que l’écologie politique ne reconnaît l’existence ni d’un capital ni d’un « esprit du capitalisme », mais propose de combattre la prétention de « certains groupes » qui, au nom des « lois économiques », confisquent le débat public quant à la multiplicité des organisations et des dispositifs qui définissent les échanges ». Les probabilités sont pour le maintien de cette prétention, avec ou sans l’alibi des économistes du marché. Le combat auquel Latour appelle devra être, n’en doutons pas, « vigoureux ». Mais ce qui est proposé est de ne pas se laisser fasciner par un Etre, le Capital, dont le nom viendrait redoubler le pouvoir de « certains groupes », en les définissant comme au service de ce qui serait plus puissant encore qu’eux-mêmes.
Cette opération de nomination convenait sans doute à la spéculation marxiste, qui pariait sur un possible baptisé prolétariat, un conatus spectral, qui « hanterait » le monde et dont le déploiement puissant demanderait une cible contre laquelle se mobiliser. Mais les témoins du possible sont devenus stratèges, et le prix de la stratégie a été la disqualification des conatus, de tout ce dont l’insistance risquée, incertaine, pouvait démobiliser, détourner des impératifs d’une mobilisation frontale, 1 contre 1. Il faut re-commencer, sans nostalgie. Certains marxistes d’aujourd’hui en appellent aux « multitudes », mais toujours « contre » le capitalisme, c’est-à-dire dans l’optique d’une mobilisation possible. Latour, quant à lui, propose à l’écologie politique de parier pour les multiples productions d' »imbroglios diffus » (thèse 11) qu’il s’agit d’arriver à « représenter » – c’est-à-dire aussi bien à célébrer comme importants – et à « comprendre » (thèse 12) – au sens où ce qu’exige cette compréhension, le déploiement articulé qu’exige leur prise en compte ne peut se faire sans « combat ». Mais la combat procède d’un pari « pour » et non d’une mobilisation « contre ».
Etho-écologie
Si je me suis permis de paraphraser de la sorte les thèses de Bruno Latour, ce n’est pas parce qu’il aurait besoin d’être défendu, mais parce que ce type de pari (que je lui attribue) converge avec celui que, dans le travail d’où est sorti ce mot, « cosmopolitiques », j’ai moi-même risqué à propos des pratiques de savoir dites modernes ou scientifiques.
Dans ce cas, deux voies « probables » se présentaient, celle qui met l’accent sur l’identité « science-domination-arraisonnement-etc. » et celle qui, contredisant la première, déplore que l’effort désintéressé des scientifiques soit aujourd’hui dominé par des impératifs de rentabilité, jugé à partir de ses applications, soumis à des objectifs à vue courte, bref arraisonné. Selon la première voie, la seconde fait ricaner : bas les masques, fins des nobles alibis. Selon la seconde voie, la première, parce qu’elle fait ricaner, est complice du drame qui se joue, de la trahison dont les scientifiques sont victimes. Et avec eux l’humanité pensante, en lutte contre les asservissements obscurantistes.
Pour tracer une ligne de fuite, refuser de choisir contre quoi il s’agit de se mobiliser, il fallait renoncer à la Science, à l’Esprit scientifique, à ces termes chargés q
ui organisent la contradiction puisqu’ils en sont le trait disputé. C’est-à-dire prendre le risque de la spéculation. « Parier pour ».
En l’occurrence, c’est sur l’écologie que ma spéculation a pris appui, et plus précisément sur ce qu’il convient d’appeler l' »étho-écologie », avec un double pari : aucune démarche scientifique ne peut en tant que telle témoigner pour un « esprit scientifique » qui transcenderait les circonstances, et pourtant ce qu’on appelle « science » n’est pas simplement fonction des circonstances, « socialement construit ». En d’autres termes, nous ne savons pas ce dont les scientifiques pourraient devenir capables.
Le terme ethos est à cet égard très intéressant car il n’est pas réductible à une psychologie individuelle. On peut avoir des chats dotés de tel ou tel caractère individuel, ce seront toujours des chats. Il en est de même avec ce qu’on appellera des « praticiens ». Un praticien est un humain parmi d’autres si on l’écoute discuter politique ou vacances ou enjeux de sociétés, mais si l’on entre dans le territoire de sa pratique, on n’a pas affaire à un humain doté d’un savoir, plutôt à un être doté d’un appétit, pour qui tout ne se vaut pas. C’est ce « tout ne sa vaut pas » que j’ai tenté d’expliciter avec la notion d' »obligation », dépouillée de son sens moral usuel, renvoyant plutôt à ce qui oblige à penser, à ce qui cause la pensée (comme la chair fraîche et non une succulente salade cause l’appétit du carnivore). La notion d’ethos demande donc que l’on prenne au sérieux la plainte des scientifiques lorsqu’ils s’estiment réduits à faire du « mauvais travail » ou lorsqu’ils se sentent insultés par certaines descriptions de ce qu’ils font.
En revanche, ce qui reste indéterminé, même pour le praticien, est la question de la manière dont ces obligations seront formulées, exprimées, « représentées », c’est-à-dire la manière dont le praticien se présentera, se justifiera, se définira lui-même par rapport aux autres. La question n’est pas réflexive, « quelles sont mes obligations ? », elle est écologique, au sens où sa réponse dépend aussi des autres, de la manière dont ils obligent ou non à penser. Elle dépend en effet de ce que, dans Politiques de la nature , Bruno Latour distinguait : ce qui serait de l’ordre de l’habitude, qui pourrait être modifiée, et ce qui, à l’épreuve, doit être reconnu comme « exigence essentielle » d’un pratique, ce qui ne peut être abandonné sans qu’elle soit elle-même détruite. Question de « métaphysique expérimentale », propre à l’écologie : que réclame tel type d’être pour vivre ?
Et c’est ici qu’il est possible de « parier pour », pour un autre régime écologique, qui incite les scientifiques à perdre ce qui pourrait bien n’être que de « mauvaises habitudes », qui les mette en situation d’avoir à se (re)présenter autrement. Un exemple : ce livre qui fit tant parler, il y a quelques années, L’Homme neuronal. Si Jean-Pierre Changeux a pu se présenter comme praticien d’une science vouée à conquérir le champ des sciences humaines dès lors définies comme « pré-scientifiques », terre de conquête, c’est parce, bien avant de commencer à « réfléchir », il était déjà produit lui-même par le savoir de ce que ses propositions entraîneraient l’effroi, le scandale, la mobilisation aux frontières. Bref, l' »aboi des chiens » qui témoigne de ce que la caravane passe. Si l’accueil prévisible avait été un rire goguenard, une indifférence amusée, ce n’est pas seulement ce livre qui n’aurait pas été écrit, c’est la manière même dont les neurophysiologistes envisagent leur pratique, son avenir, sa portée, qui aurait été différente. Autre exemple : s’il peut y avoir une « théorie » des acteurs-réseaux, c’est parce que l’écologie politique qui prévaut autorise les acteurs à ne prendre en compte, à n’être obligé que par, ceux qui pourront, s’ils sont recrutés, intéressés, mobilisés, prolonger le réseau.
Ces deux exemples sont lisibles dans ce qui est désormais un classique : la semaine du « patron » rapportée par Bruno Latour dans La science en action . Ce que deviendra la pandorine suit fidèlement ce à quoi les milieux multiples dont elle dépend autorise le patron, de la négociation serrée avec ceux qui ne seront recrutés qu’à leurs propres conditions (l’industrie pharmaceutique exigera que la molécule, quel que soit son prestige scientifique, réussisse les « tests cliniques » dont dépend son statut éventuel de médicament) jusqu’à l’explication unilatérale des élans de St Jean de la Croix (dont le patron peut tout ignorer puisqu’il n’a absolument pas besoin de s’entendre avec ceux à qui importe l’expérience mystique). En passant par le double bind réservé aux journalistes qui doivent, à la fois, se faire écho d’une future révolution scientifique et s’entendre dénoncés parce qu’ils s’intéressent seulement au sensationnel, au révolutionnaire.
L’approche étho-écologique est spéculative en ce qu’elle ajoute une dimension d’indétermination à l’état des affaires. L’ethos ne désigne pas une identité, mais une appartenance, qui contraint sans définir, qui appelle la spéculation, le « et si ». L’écologie, science des contraintes et non des définitions, ne peut procéder à partir d’un idéal fonctionnel à partir duquel chacun trouverait sa juste place. En cela, elle mène à poser la question des pratiques scientifiques sur le mode propre à la « politique », sans en appeler au rêve d’une science pacifiée dans un monde pacifique, un monde où chacun s’activerait sur un mode déductible du bien, ou de l’équilibre, général. En cela ,elle est « politique », car les différents modes de coexistence susceptibles de lever l’indétermination, de produire un Changeux prédateur, identifiant progrès et conquête, un Changeux cynique et démoralisé, ou un Changeux intéressant et intéressé, impliqueront toujours des pratiques et des obligations divergentes, qui peuvent être articulées, mais non pas soumises à un principe de convergence à partir duquel elles deviendraient points de vue différents sur un même monde.
Le monde n’est pas ce qui garantit une convergence des points de vue mais ce que produit l’opération politique de composition et d’articulation des modes de prise . Le monde de la « connaissance objective » qui autorise Monod ou Changeux à annoncer impunément qu’ils ne composeront ni ne s’articuleront mais conquerront et annexeront est celui que, politiquement, nous méritons : cosmopolitique.
Engagement
Une approche spéculative n’est ni vraie ni fausse, au sens où sa vérification procéderait par confrontation avec l’état des affaires et les coordonnées de description qui lui correspondent. Elle se vérifie dans la différence qu’elle crée par rapport à ces coordonnées et par rapport à ce que j’ai appelé des « conatus » : ce que les coordonnées en question vouent à l’insignifiance, mais qui, nourris, pourraient produire de nouvelles articulations telles que, rétroactivement, l’état des affaires antécédent apparaisse comme ayant dépendu non tant des justifications qu’il se donnait à lui-même mais surtout du maintien à l’état de conatus de ce qui s’est désormais déployé.
En ce sens, une approche spéculative se vérifie dans le type d’engagement qu’elle suscite. On a souvent, dans les sciences sociales et politiques, mis en drame la question de l’engagement et de la neutralité, ce qui semble toujours comique lorsque, comme moi, on a fait son apprentissage avec des praticiens des sciences théorico-expérimentales. Rien de moins neutre, rien de plus porté à considérer ce à quoi ils ont affaire sous l’angle de ce qui pourrait devenir possible, que leurs pratiques. Ce qui « vérifie » est en bout de course, lorsqu’un un processus de vérification a finalement produit un « être » capable de satisfaire eux exigences de la pratique expérimentale. Bien sûr, je n’ignore pas la différence, que Bruno Latour a mis sous le signe de la récalcitrance : trop de choses peuv
ent se vérifier avec les humains, ils ne sont pas assez récalcitrants pour créer une différence qui importe entre les propositions qui les concernent, pour satisfaire eux exigences de la démonstration. Et je n’ignore pas la diversité des pratiques méthodologiques qui ont tenté de répondre à ce problème, et dont certaines ont mené à identifier « engagement » et « pédagogie », transmission d’un savoir censé « éclairer » ceux qu’il concerne.
Je ne doute pas que, si Cosmopolitiques réussit, les « questions de méthode » y seront vives. Ce que j’espère est qu’elles exploreront les manières de « représenter » ce qui ne se produit que sur un mode balbutiant, conatique, et d’en produire une version qui en fasse exister l’importance risquée, y compris pour ceux-là même qui balbutient et essaient. Ici encore, Bruno Latour donne un exemple de ce que cela peut signifier : à la fin d’Aramis, ou l’amour des techniques . Lorsque le moment est venu pour l’enquêteur-sociologue de faire rapport à ses mandants quant aux raisons de la mort d’Aramis , il leur parle d’amour : Aramis est mort d’avoir été trop peu, et surtout mal, aimé. C’est une fiction, bien sûr, et l’auteur montre des auditeurs ahuris, ce qui est normal puisque c’étaient des gens « sérieux », amateurs de probabilités, non des êtres balbutiants, aux prises avec le possible. Il n’empêche, c’est l’exemple même d’un « engagement cosmopolitique » : ce sont les rêves, espoirs, déceptions, tristesses aux interstices des récits articulés qui « sont passés », et que le sociologue « réprésente » en prenant le parti d’Aramis, de ce qui aurait pu exister, et n’existera pas.
Prendre parti pour le possible ne signifie pas faire comme l’insensé du dicton chinois, qui tire sur la pousse pour la faire grandir plus vite : le sage est celui qui bine la terre alentour. Pour prendre un simple exemple, les activistes qui s’en sont pris à un laboratoire de recherches publiques en matières d’OGM ont été accusés de « briser le thermomètre », acte obscurantiste par excellence . Mais cette accusation implique que la recherche publique est digne en effet du noble nom de thermomètre, instrument fiable, dont on utilisera les mesures avec pertinence. Et c’est, bien sûr, ce dont les activistes mettent en doutent (activement).
Le sage, me semble-t-il, n’écrasera pas la pousse en posant des questions de droit ou de légitimité, ni non plus ne tirera dessus en donnant raison a priori aux fauteurs de trouble. « Biner alentour » peut vouloir dire beaucoup de choses, mais d’abord reconnaître que l’on se situe alentour, oser se présenter comme « pensant à partir de l’événement », engagé par lui, le prolongeant. Ne pas le décrire sur le mode du juge – distribuant les bons et les mauvais points – ou en tant que « voyeuriste – qu’est-ce que cela va donner ? Oser s’accepter comme héritier de cet imbroglio pour pouvoir le « représenter », hors du droit, méthodologique, électoral et même juridique. Et, s’il échoue, le constituer en « précédent ».
Aujourd’hui, une certaine mode est au messianisme, à l’attente de l’Evénement, et à la culture de fidélité qu’appelle cette attente. J’avancerais que l’écologie politique ne doit pas « attendre » mais apprendre à enrichir le sol des « micro-événements, à produire une « culture des précédents » qui permette à ceux qui « commencent » de ne pas avoir à tout réinventer. Ce qui signifie non pas simplement des analyses de cas, surtout pas l’illustration de théories, mais des récits faisant vibrer le possible qui les oblige, c’est-à-dire des récits engagés par les catégories du risque, de la réussite et de l’échec et non par celles de l’explication. Non pas que l’événement soit « inexplicable », mais qu’il « s’explique » à travers ceux qu’il a obligé à penser. .
De fait, si les sciences qui innovent sont capables, comme disent les scientifiques, d’apprendre à partir des erreurs, c’est précisément dans la mesure où elles savent accueillir l’événement, la proposition encore balbutiante mais assez intéressante pour que la controverse s’engage, c’est-à-dire engage des protagonistes qui pensent à partir de la proposition nouvelle, en terme de processus de vérification, d’art des conséquences, de réussite et d’échec, et cela même s’ils la contestent. Et pour qu’ils lui rendent grâce, même en cas d’échec, pour ce qu’elle les a rendus capables d’apprendre, qu’ils n’auraient pas appris autrement. Ce qui, me semble-t-il, est très rarement le cas en politique.
Penser à partir des imbroglios diffus afin de les représenter, cultiver les précédents, voilà ce qui, je voudrais le proposer, pourrait faire de cette revue, Cosmoplitiques, un site où pourrait s’expérimenter fa possibilité de faire converger autrement politique et recherche, toutes deux reconnaissant « comme leur seul avenir possible l’accroissement vertigineux des êtres à prendre en compte » (thèse 6)