Luc Boltanski / dimanche 14 janvier 2007
La gauche s’est fondée sur deux types de critiques, sociale et artiste, que le capitalisme intègre plus ou moins bien. En reprenant les points clés de son ouvrage écrit avec Eve Chiappello ’Le nouvel esprit du capitalisme’, Luc Boltanski montre le couplage fort entre formes démocratiques du débat et de la critique et changements des modèles d’organisation du capitalisme. Les débats actuels sur la bio politique de la parenté font émerger des êtres jusqu’ici absents de la République : est-ce la nouvelle forme de « révolution totale » , notion fondatrice des approches de la gauche ?
C’est un lieu commun de constater qu’il est de plus en plus difficile, dans les démocraties de l’Europe occidentale, de distinguer les politiques de gauche des politiques de droite. Aucun des critères habituels ne permet de tracer une ligne de démarcation nette 1. Ainsi, pour prendre quelques exemples, la préférence pour la propriété d’État sur la propriété privée, la première étant considérée comme plus favorable à la justice sociale et comme garante de la qualité et de l’impartialité du service publique, qui caractérisait la gauche au temps où le socialisme constituait à la fois un modèle et un repoussoir, n’est plus un marqueur discriminant à une époque où les gouvernements de gauche s’empressent de privatiser dès qu’ils parviennent au pouvoir. De même, la croyance dans le progrès, le culte de la science et de la technique, la volonté de « moderniser » sont, depuis fort longtemps (et en France, au moins depuis les années de reconstruction qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale), également partagées entre la gauche et la droite. On pourrait montrer de même que les mesures justifiées par la recherche d’une plus grande justice sociale ont été, depuis cinquante ans, prises aussi bien par des gouvernements de droite (quoique le plus souvent sous la pression de mouvements sociaux de gauche) que par des gouvernements de gauche, etc. Il serait très difficile aujourd’hui, en France, de décrire deux politiques cohérentes, l’une de gauche et l’autre de droite, qui, sur la plupart des thèmes pertinents, permettrait de tracer des frontières nettes ; rien ne serait plus facile que d’énumérer les problèmes inscrits à l’agenda politique qui suscitent autant de séparations à l’intérieur de la gauche et à l’intérieur de la droite qu’entre la gauche et la droite. Pourtant, la polarisation, au moins au niveau des comportements verbaux, entre la gauche et la droite demeure très vive, presque aussi intense qu’à l’époque de la guerre froide, quand les positions politiques se définissaient par rapport à l’existence d’un parti communiste puissant. Pour comprendre un tel paradoxe, il faut revenir très rapidement sur la spécificité historique de la gauche, sur ce qui en constitue, pour reprendre un terme emprunté à Péguy, la « mystique », ce terme étant pris ici au sens d’un coeur idéologique qui ne peut être totalement abandonné sans un complet reniement, même si ce vers quoi il pointe n’est pas, ou est très incomplètement, réalisé dans les faits.(…)