En appliquant la notion d’affect aux sols, J.Roux(2002) éclaire la capacité de ceux-ci à s’ériger en acteurs collectifs en nous confrontant à la dangerosité des traces « mnésiques » de leur affectation, ce par quoi ils acquièrent une dimension collectivement engageante. C’est parce que le sol se caractérise par une capacité de « mise en réserve » de contaminations, de sédimentation, mais aussi d’érosion et de relargage de matières polluantes qu’il engage collectivement par l’exposition à des traces mnésiques matérielles.
Comment peut-on penser ce lien entre affect et engagement collectif lorsqu’il est question d’un étang ouvert aux courants marins et des effluents d’une rivière, amenés via le canal usinier d’une centrale hydroélectrique, comme source de pollution ?
Un étang ne peut compter sur une capacité de mise en réserve ou de relargage pour matérialiser l’impact résultant de la rencontre de deux flux et confronter aux conséquences de l’introduction d’eau douce dans un milieu lagunaire saumâtre.
L’étang de Berre (Bouches-du-Rhône) correspond précisément à cette situation. La fragilité du lien entre affect et dimension collectivement engageante de l’étang est au cœur de l’histoire des linéaments de la mobilisation et de l’action pour sa réhabilitation. Cet étang offre également le cas particulier d’une situation où la sécheresse a pallié cette fragilité, montrant par là combien un évènement climatique peut servir de ressource pour penser et agir. Ainsi se conjuguent en un lieu trois figures de l’eau : l’eau comme source d’une altération à la « descriptibilité » singulière, l’eau affectée dont la capacité de mobilisation est fonction de sa « complexion » et l’eau qui par la virtualité de son absence se dote d’une factitivité
De l’affectation à la capacité de mobiliser
L’étang de Berre est un milieu lagunaire saumâtre d’une superficie de quinze mille cinq cents hectares (ce qui le place parmi les plus vastes plans d’eau salée d’Europe), communicant avec la mer par le chenal de Caronte, entre Martigues et Port-de-Bouc (cf. carte n°1). Son histoire est celle d’un lieu particulièrement prolifique pour l’industrie de la pêche et dont les témoignages abondent en ce sens depuis le XVIIIe siècle (Cézanne-Bert, 2006), voire depuis Aristote et Strabon (Hérisson, 1997). Avec l’installation de la société BP sur les pourtours de l’étang, à Lavera, l’année 1922 inaugure la « vocation industrielle » de l’étang de Berre qui lui vaudra, quelques décennies plus tard, d’accueillir vingt trois sites SEVESO. La pêche dans l’étang est alors entrée en conflit avec l’industrie pétrochimique, ce qui a permis, en 1971, la mise en œuvre d’un important plan de dépollution. Apparaît alors, et avec plus de netteté, l’impact sur le milieu d’un industriel d’une autre nature, Electricité De France. En effet, depuis 1966, l’étang est le point de chute d’un canal usinier qui y rejette, après turbinage, l’eau dérivée de la Durance, aujourd’hui à hauteur de 1,2 milliards m3/an, et initialement à raison de 3,6 milliards m3/an. La salinité de l’étang, qui était de 32 ± 4 g/l avant l’installation de la centrale, tombe à environ 11 g/l (à la surface) dans les années qui suivirent l’installation de la centrale à Saint-Chamas.
La rencontre de ces deux courants hydrauliques ne se comprend pas comme le simple problème de la concentration en sel dans une matière homogène et presque inerte, et dont la seule action possible serait de diluer cet élément minéral. Outre le fait qu’elles ne sont pas habitées des mêmes espèces, eau douce et eau salée ne se mélangent en fait pas, elles se stratifient (phénomène dit d’halocline), les eaux salées, d’une densité supérieure couvrent les fonds alors que les eaux douces occupent la surface. Par conséquent, la « couche » d’eau salée s’oxygène mal. Ce phénomène aboutit à ce que 40% des fonds de l’étang sont en privation quasi-permanente d’oxygène (« anoxie »). A cela s’ajoute le fait que la variation erratique des effluents de la Durance (suivant les variations journalières et intra-annuelles de la consommation d’électricité) interdit toute adaptation durable de la biocénose et l’expose à des chocs osmotiques. La conséquence est une dégradation massive de la faune et de la flore aquatiques. Jusqu’en 1966, le peuplement de poissons se caractérisait par sa grande diversité et les pêcheries produisaient un tonnage variant de 250 à 400 tonnes par an. Aujourd’hui les prises s’élèvent à 90 tonnes par an et de nombreuses espèces ont disparu.
Les « traces » par lesquelles cette altération se manifeste et se rappelle à nous sont nombreuses et parfois difficilement détachables de celles d’autres pollutions amenées par les eaux duranciennes, par exemple les limons. Ces traces consistent d’abord en un changement de la « physionomie » des fonds de l’étang de par la disparition des herbiers, zostères et autres plantes aquatiques. C’est aussi la prolifération de Potamogeton Pectinatus, plantes aquatiques qui se développent sous le double effet d’une faible salinité et d’une eutrophisation milieu. L’anoxie, elle-même due à l’halocline, en entrant en interaction avec l’eutrophisation provoque la prolifération d’ « ulves » (« laitues de mer »), macro-algues qui en s’accumulant et se décomposant sur les rivages de l’étang produit des odeurs nauséabondes.
Des dégagements d’odeurs « d’œuf pourri » peuvent occasionnellement apparaître, spécialement en période estivale (production d’H2S et NH3).
L’anoxie quant à elle est parfois rendue visible par le phénomène des « eaux rouges » (« malaïgues »), qui correspond au développement de bactéries sulfato-réductrices colorant les eaux en rouge.
Enfin, l’affect de l’étang se donne à lire dans les amoncellements de coquillages morts (par choc osmotique) et parfois dans les échouages de poissons, comme en août 1991, à quelques mois d’un referendum d’initiative locale sur l’exigence de la fermeture de la centrale EDF.
La spécificité des traces qui rendent descriptible l’impact de l’halocline joue considérablement sur la capacité de l’étang à mobiliser des collectifs. Le principal facteur perturbateur, la disparition de la macrofaune benthique et de la flore marine (zostères, etc) s’opère à plus de six mètres de profondeur, donc loin d’un contact direct et mobilisateur. Or les espèces végétales et animales des fonds sont essentielles à l’installation durable d’une biocénose dans l’étang.
Plusieurs de ces traces, comme les malaïgues ou les dégagements d’odeurs, ne se manifestent que de façon très localisée, alors que l’étang de Berre représente une superficie de plus de 155 km². De plus, le passage de la réception de ces marques comme nuisances à traiter localement (par exemple organiser le ramassage des ulves ou des poissons échoués) ou auxquelles s’habituer, à leur réception en tant que motifs à une mobilisation en faveur d’une action pour l’étang n’est pas immédiat et correspond au franchissement d’une étape.
En effet, dès 1968 (Febvre, 1968), l’impact des effluents duranciens sur le peuplement benthique de l’étang est connu. En 1970, les pêcheurs de l’étang de Berre, dont les protestations ont été relayées par la presse locale, remarquent la disparition de la faune marine remplacées par les anguilles vertes. Ce n’est pourtant qu’à partir des années 1988 et 1989 que la mobilisation monte en puissance.
Bien sûr, cette temporalité a dépendu de divers facteurs conjoncturels, comme la tenue des élections municipales de 1989 (qui ont fait de l’étang un thème majeur de la campagne), de même que le processus conduisant de « l’alerte» (Chateauraynaud & Torny, 1999) à la mise sur l’agenda public a un temps qui lui est propre. Il n’en apparaît pas moins que la succession en 1989 et 1990 d’épisodes de grande sécheresse, empêchant la centrale EDF de turbiner pour une durée allant jusqu’à six mois, a eu une influence très nette sur l’embrayage des mobilisations et des actions collectives en faveur de la réhabilitation.
Quand la sécheresse fait faire…
La sécheresse accentue les marques de la pollution : le phénomène des eaux rouges s’étale dans le temps, les ulves plus nombreuses, les odeurs nauséabondes plus fréquentes. Mais c’est en intervenant à un second niveau que la sécheresse parvient à accroître la capacité de l’étang à mobiliser ses riverains. La particularité de l’affection de l’étang par l’eau douce limite sa dimension collectivement engageante par deux points. D’une part, l’étang doit mobiliser à partir « d’une absence », l’absence d’une vie marine, l’absence d’eaux poissonneuses. Il est cependant difficile d’éprouver et de faire éprouver un manque pour quelque chose qui n’est pas et que beaucoup n’ont jamais connu. Construire l’objet d’une action collective dans l’abstrait (un étang abstraitement marin) l’est également. D’autre part, la pollution de l’étang de Berre est moins de l’ordre de l’addition d’une charge polluante d’origine anthropique que de la coexistence, de la juxtaposition de deux eccéités auxquelles on aurait demandé de se fondre au nom de la quiddité de l’eau. J. Roux montre que le processus d’affectation accomplit une ontologie du sol, où quiddité (ce qui fait que le sol est sol) et eccéité (ce qui fait ce sol en particulier) entre en rapport et fait qu’un sol affecté « est porteur de plus que lui-même, il est le sol à cet endroit ». Dans le cas de l’étang, le processus d’affectation dessine également une ontologie qui met en jeu quiddité et eccéité mais aboutit à ce que cette eau de l’étang est avant tout porteuse de son ipséité, tout en demeurant l’eau, cet être collectif continu. Or, le lien entre affirmation d’une singularité et action collective est particulièrement prégnant dans les problématiques d’affectation de l’eau, comme le montre C. Gramaglia(2006). La mise en cause environnementale, notamment pour ce qui concerne la protection des rivières, reposerait alors sur une logique du cas, une casuistique.
Aussi, la mobilisation pour l’étang est également mobilisation contre le sens d’une situation qui consiste à avoir mis en interdépendance deux systèmes hydrauliques. Or ce sens n’est pas donné a priori, telle une essence, il se co-construit en situation et en relation avec les espèces qui peuplent l’étang. Lorsqu’en 1966 l’usine EDF de Saint-Chamas est mise en fonction, il est considéré que rejeter l’eau douce de la Durance dans l’étang revient à ce que l’eau retourne à l’eau et n’est pas de l’ordre de la pollution.
Or en l’absence des rejets EDF, l’étang fait preuve d’une résurgence particulièrement rapide et prolifique. On assiste alors un repeuplement rapide par des espèces poursuivant les courants marins (muges, loups, rougets) ou dérivant avec ces derniers (naissains de moules). La sécheresse « figurativise » l’étang marin qui quitte le simple statut de souvenir issu (plus ou moins fidèlement) de la mémoire collective. Il ne s’agit plus de l’objet abstrait d’une mobilisation collective, il se concrétise, se compare (avec le prolifique étang de Thau situé dans un département proche), s’« énumère » à travers les témoignages de plongeurs, les descriptions de la presse locale et les discussions de pêcheurs. La « faune marine » de papier laisse place dans les discours au bestiaire des favouilles, des moules « partout et bien pleines », des loups « toujours nerveux et difficiles à observés », des maquereaux qui se sont pris dans les filets de quelques pêcheurs, des gobies « gros comme le pouce », des palourdes, de providentiels hippocampes, et même, des tortues et des méduses, prises dans les entrefilets de la presse locale.
En creux, l’image de l’étang d’ « ordinaire », sans cette vie, presque sans vie et donc aussi l’affectation que cet étang subit. De la même façon est affectée les activités des hommes. Pêcheurs, élus et plusieurs associations réalisent et diffusent dans le même temps une évaluation des potentiels économiques d’une réhabilitation de l’étang. En donnant à vivre l’aperçu d’une régénérescence de la « petite mer intérieure », la sécheresse questionne la place de ce plan d’eau dans le développement d’un territoire dont la ressource économique majeure tient à son tissu industriel, et particulièrement à la pétrochimie. Ainsi, une des principales associations de défense de l’étang, l’Etang Nouveau, créée à l’occasion de la première sécheresse et dont la proposition « consiste à reproduire les conditions imposées par la sécheresse », fait de l’enjeu de la réhabilitation celui d’une économie qui se passerait de la ressource pétrochimique, et obtiendra sur cette base 3000 signatures de son manifeste.
L’impact de la sécheresse sur la dimension collectivement engageante de l’étang ne se limite pas à faire éprouver et questionner l’absence de vie marine. La sécheresse joue également par un effet de sens. Lorsque l’événement paraît être réduit à l’accidentel, au contingent, chacune de ses manifestations est inséparablement accueillie, exprimée et pensée dans les termes des deux modes d’être que l’événement, loin de départager, unit. Évoquer le devenir-marin de l’étang ne peut se faire sans immédiatement rappeler le retour prochain de l’eau douce ; se réjouir de la reprise des moules dans le canal de Caronte, c’est déjà déplorer les monceaux de coquilles vides qui accompagneront le retour des effluents duranciens ; le regard et les corps goûtant la plus grande clarté des eaux marines rencontrent rapidement les ulves en décomposition ; à l’énumération des espèces marines transitant par l’étang, fait écho celle des espèces d’eau douce mortes pour les mêmes raisons ; la publication dans les quotidiens régionaux du triomphalisme jovial des pêcheurs portant au sous-préfet d’Istres un panier de poissons marins pris dans l’étang, rappelle l’âge d’or d’un métier en déperdition sur l’étang de Berre. La sécheresse ne départage pas l’état marin et l’état non-marin, elle les juxtapose. Elle rend impossible d’apprécier sous un point de vue unique les changements qu’elle apporte, sorte de vécu « oxymorique » d’une expérience.
Mais plus encore, lorsqu’en 1990, l’expérience de la sécheresse est renouvelée, pour ainsi dire coup sur coup, se pose alors la question de la régularité de ce qui continue à être qualifié d’anormal : le développement d’une faune et d’une flore suivi de leur extinction massive, ce pour quoi une des principales associations militant pour la réhabilitation de l’étang usa de l’oxymore de « catastrophe écologique permanente ». Régularité de l’accident et cyclicité de l’anormal. « Milieu marin, le milieu lacustre, avec ses rejets massifs et intermittents d’eau douce, été, hiver, EDF dispense la mort alternative. C’est le cycle infernal qui tue l’étang de Berre. » tel que le dit le tract d’une association.
La sécheresse ouvre la possibilité d’une expérimentation, d’un vécu et d’un approfondissement du sens « grotesque » de la situation, en entendant ce qualificatif ni dans son acceptation la plus courante ni dans sa valeur dépréciative, mais bien plus comme ce « qui outre et contrefait la nature d’une manière bizarre » (Littré). On pourrait le saisir comme un sens possible pour une situation de raccord de deux eccéités ; un sens qui se situe entre les flux des poissons transitant par l’étang, les monticules de coquillages morts, les acteurs porte-parole et qui fuit par les fissures de la conception moderniste du temps et du changement : non plus un devenir téléologique et linéaire, ni un progrès irrésistible et monolithique, mais la coprésence de l’ancien et du nouveau, de ce qui meurt et de ce qui naît, du début et de la fin du changement. Ainsi, la sécheresse fournit une mise à distance, un « pas de côté » permettant d’approcher ce que peut être la fusion de deux eccéités.
A cela s’ajoute un ébranlement de l’identité de l’étang. Alors que les débats sur le statut marin de l’étang de Berre avant 1863, date à laquelle fut approfondi le chenal par lequel l’étang communique avec la Méditerranée, déclenchaient de très vives et passionnées réactions, la sécheresse « dualise » dans le temps l’identité immédiate de l’étang. Car, en effet, la mort d’espèces d’eau douce n’en est pas moins la disparition d’une faune de l’étang, et l’étang reçoit « naturellement », mais en quantité nettement inférieure (cf. carte n°2), de l’eau douce par les effluents de trois rivières (l’Arc, la Touloubre et la Cadière). Face à cette dualité, certaines associations appelèrent à trouver un équilibre entre eau douce et eau salée, considérant que « la richesse de l’étang vient de ce que peuvent s’y développer des animaux marins dans un milieu enrichi par les sels nutritifs apportés par les eaux douces ».
La complexité et l’incertitude du sens même de la situation de l’étang, cristallisées par la sécheresse, font que le problème de sa réhabilitation déborde le cadre de la simple administration technique du territoire et celui de la concertation, le précipitant dans une trajectoire politique.
L’étang du politique
B. Latour(2007) considère que la qualification d’une situation comme politique peut se faire en plusieurs sens, chacun de ces sens correspondant à une étape, un moment de la trajectoire d’un problème. Le politique n’est ni donné a priori (sous une forme essentialiste), ni réalisable par la seule application de procédures rationnelles et décidées ex ante. Il est toujours orienté vers un problème (Marres,2005 ; Latour, 2007), il est mouvement et trajectoire de ce problème.
En suivant l’analyse de B.Latour (2007), il apparaît que la sécheresse cristallise plusieurs des manières d’être politique de la réhabilitation de l’étang
En premier lieu, elle recouvre la réhabilitation de l’étang de Berre d’un sens politique en construisant de nouveaux collectifs entre humains et non-humains (ce que Latour nomme le sens politique -1). Elle produit une association nouvelle avec la faune marine, en même temps qu’elle participe de la constitution d’acteurs associatifs qui règlent leur action sur l’anticipation du retour de cette faune à la prochaine période de faible précipitation. A ce titre, la sécheresse de 1989 marque la fin de l’exclusivité accordée à un collectif humains – non-humains. Lorsque dans les années 1970, les pêcheurs revendiquent l’abrogation d’une loi interdisant la pêche dans l’étang (ils jouissent d’une période de tolérance qui arrive alors à son terme), ils font valoir la rentabilité de la pêche des espèces d’eau douce, nouvellement apparues dans l’étang, rentabilité. L’anguille verte ouvre de telles perspectives d’exploitation que les indemnisations versées en 1957, lorsque est décrétée l’interdiction de pêche, ne correspondent plus à la situation des années 70 (Paillard, 1981). Dans ce contexte, pêcheurs et espèces d’eau douce forment un collectif, bientôt élargi par les premières associations environnementales sur l’étang de Berre, et obtiennent d’importantes mesures de dépollution.
En second lieu, la sécheresse contribue à inscrire le problème de l’étang dans les arènes propres à la puissance publique et dans ses circuits de décision et d’action pour le « cadrer » dans les termes du bien commun et de la volonté collective qui correspondent au sens politique-3). La concertation organisée en 1990, à l’initiative du ministère de l’environnement et placée sous l’égide de l’Agence de l’eau, voit une large majorité des maires riverains de l’étang reprendre la revendication d’un syndicat professionnel de pêcheurs, revendication forgée à la suite de la sécheresse de 1989 : une année sabbatique de mise en sommeil de la centrale de Saint-Chamas. Cette revendication n’ayant pas trouvé satisfaction, le 6 octobre 1991, un referendum d’initiative locale est tenu dans douze communes riveraines de l’étang dans le but de faire de la fermeture de la centrale d’EDF une exigence collective concernant plus de 125 000 riverains.
La sécheresse n’est pas, dans sa dimension évènementielle, réductible à sa manifestation empirique sur l’étang de Berre. Elle est synonyme de difficultés pour l’irrigation agricole, de risque pour l’approvisionnement en eau potable, de chute de la capacité de production de la chaîne hydro-électrique. En charriant nécessairement ces dimensions, le débat sur la réhabilitation de l’étang de Berre donne à apercevoir le sens politique des « routines » de gestion de l’eau, gestion dans laquelle l’étang n’est qu’un maillon. En plus de la production d’électricité, l’aménagement de la Durance est originellement destiné « à la régularisation de la Durance par la construction d’un réservoir à Serre-Ponçon», visant à « remédier aux insuffisances du débit naturel de la Durance en période d’irrigation intensive » et « à permettre des extensions des surfaces irriguées par pompage ou gravité ». C’est dans un contexte de politique d’intensification agricole qu’est mise en fonction la centrale de Saint-Chamas. Dans son discours d’inauguration de la centrale, le 23 juin 1966, le ministre de l’industrie prévoit, d’ici 1975, un doublement des terres irriguées en Provence, portées ainsi à 160 000ha. Et de fait, en 1990, pour le seul département des Bouches-du-Rhône, c’est plus de 63 500 ha de surfaces agricoles qui sont irrigués par la dérivation des eaux du canal usinier d’EDF, dépendant ainsi d’une gestion de l’eau « routinisée » de longue date. De telle sorte que, lorsqu’en 1990, s’affirme la revendication de la fermeture pure et simple des centrales de Salon et de Saint-Chamas, la Chambre d’agriculture des Bouches-du-Rhône s’emploie à rappeler (lors de la concertation présidée par l’Agence de l’Eau) « l’importance du système hydraulique élaboré à la suite de l’aménagement hydro-électrique de la Durance [qui] a été élaboré pour assurer aux irrigants des B.D.R […] la continuité et la sécurité de l’alimentation en eau agricole ». Au responsable régional d’EDF de souligner qu’en raison de cet aménagement, qui serait intégralement remis en cause si la centrale de Saint-Chamas venait à fermer, les agriculteurs ont pu faire face, sans trop de difficultés, à la sécheresse de 1989. La situation de l’étang de Berre doit être pensée dans l’héritage d’un découpage sectoriel et fonctionnel du territoire
L’affect, une contrainte pour la réflexion et l’action?
Les lignes précédentes ont obéi au choix de réserver précisions et détails aux descriptions portant sur l’étang et de maintenir dans un relatif anonymat les protagonistes humains de l’histoire des premières mobilisations berroises, cela dans l’espoir de mettre en relief ce sur quoi le regard du sociologue tend parfois à glisser trop rapidement. Pour autant, il n’est évidemment pas dans notre propos de faire de la sécheresse ou de la descriptibilité de la pollution des facteurs déterminant à eux seuls la mobilisation et l’action collective, celles-ci étant davantage l’état (non stable) d’un lien entre entités « naturelles » et acteurs humains.
La mobilisation collective n’est pas le calque de positions sociales, de stratégies ou de représentations collectives, tel que le soutiennent encore les sociologismes de tous poils. La dimension collectivement engageante d’un étang et les manifestations empiriques d’une sécheresse peuvent être aussi contraignantes, déterminantes et efficientes que les facteurs classiquement mobilisés par l’analyse sociologique.
Pour cette raison, penser ce qui caractérise une mobilisation nécessite de prendre en compte la singularité du lien qui unit la source d’une affectation et les possibilités de l’être affecté de nous confronter aux traces mnésiques en découlant.
La particularité de l’étang de Berre quant à cette question tient à ce que la manifestation de cette affectation et son « enregistrement » en des traces mnésiques passent également par une expérience sémiotique, ce terme regroupant tout à la fois une mise en représentation de ce que pourrait être l’étang sans les effluents duranciens et l’exploration du sens d’une affectation résultant de la juxtaposition de deux eccéités. L’effet mnésique de ces traces est alors tout autant dans le report virtuel à l’étang des années précédant 1966 que dans la remobilisation du sens politique d’une gestion routinisée de l’eau.
La thématique de l’affect est en outre un enjeu de réflexion pour les mouvements sociaux opérant dans le cadre d’une écologie politique : comment asseoir au mieux l’action sur la singularité (et parfois la fragilité) du lien entre l’affectation et la possibilité d’une confrontation à des traces mnésiques et dans quelle mesure les situations où ce lien est particulièrement fort ne risquent-elles d’absorber toutes les énergies ?
Bibliographie
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