Gaudérique Delcasso possède une maison de famille sur les berges du Llech (Pyrénées Orientales) régulièrement visité par les adeptes du canyoning. Il a protesté contre un usage commercial jugé abusif des milieux naturels, puis il s’est engagé dans des instances nationales pour la définition de règles d’usages sportives de ces mêmes milieux. Il se présente comme le gardien du canyon, passé d’un enjeu familier à un statut de porte-parole. De l’indignation à la défense d’un site familier agressé
Cosmopolitiques : qu’est ce qui vous a conduit à vous engager d’abord avec l’association ANPER-TOS et puis par la suite dans d’autres organisations ?
G.D. : A un moment, j’ai recherché un groupe d’amis, d’idées, qui puissent justifier ou étayer ce que je ressentais intuitivement. C’était dans les années 1990, je ressentais que le milieu naturel était agressé d’une nouvelle façon basée sur l’utilisation ludique qu’on pouvait en faire. Avec plusieurs personnes de mon village, nous étions inquiets de ce phénomène qui se passait chez nous et que l’on subissait. Il fallait faire une sorte d’inventaire des réactions.
Cosmopolitiques : Pouvez vous nous décrire cet espace bien particulier ?
G.D. : Ce lieu se situe sur un torrent sur un des flancs nord du Canigou dans les Pyrénées orientales, à une hauteur entre 700 mètres et 350 mètres d’altitude. C’est une petite partie de torrent qui à un moment a un dénivelé assez fort avec une succession ininterrompue de manifestations géologiques et de marmites de géant. On peut passer soit en glissant, soit en sautant, soit avec des rappels. Ca correspond à l’heure actuelle à une nouvelle activité de pleine nature qui s’appelle le canyoning. C’est ininterrompu et les accès et sorties sont aisées. Donc tout peut laisser penser qu’on a affaire à un Aqualand naturel. Un bon moniteur peut faire passer le Llech à n’importe qui. (…)Alors il y avait de gros autobus de 56 places qui faisaient le ramassage sur le littoral, qui arrivaient dans le village, y déposaient les gens. Là, ils venaient s’équiper, puis dans des petits autobus de 20 places on les amenait en haut du Llech. Il y avait toute une industrie, un transporteur routier,… (…) Je me suis aperçu d’une chose, c’est que le Llech n’était non seulement qu’un produit, mais un produit Pull. En vente quand on parle de produit dans la grande consommation, on peut être amené à parler de produit « Pull » et de produit « Push ». Je me suis aperçu qu’on pouvait l’appliquer au milieu naturel aussi. C’est-à-dire que quand un produit est très demandé comme le Llech, on peut considérer qu’il se vend tout seul. Sur Internet il est plébiscité. Le geste commercial est hyperstructuré. On a des représentants qui visitent les campings et les hôtels avec des vidéos. (…)
Moi, j’habitais dans le village. Quand j’ai commencé à réagir, le village était envahi dès les 4 Heure ou 5 Heure de l’après-midi par 300 à 500 personnes chaque jour. On ne pouvait plus circuler dans le village, pour les enfants cela devenait dangereux. Le village était devenu une sorte de parking d’autobus, de voitures, avec une cohue pas possible. Les gens venaient se changer ou se déshabiller sur la place du village. Le village n’avait plus d’âme, c’était devenu le parking du canyon du Llech. La pression a commencé à monter. J’ai été confronté un jour au problème suivant. Un de mes amis, qui était exaspéré, me dit « Demain, je pars à la montagne et avec de la dynamite, je vais faire sauter tout un tronçon, le canyon du Llech, ils ne l’auront plus ». C’est un gars qui était assez physique et très nerveux. Donc je lui dis « Ecoute, je crois que j’ai les moyens juridiques d’arrêter le délire, donne moi trois ans ». A deux ans près je me suis trompé quoi. En cinq ans, je peux considérer que j’ai rendu le village aux enfants. (…) Il y avait une chose qui se passait, je pense, qui était partagée par tous les gamins de ma génération et des générations précédentes. Je me souviens très bien quand j’étais gosse, je partais avec la soif du village. Je courrais dans la montagne jusqu’au pied des cascades pour boire l’eau fraîche. Je me souviens, je regardais en haut, ce torrent qui arrivait de nulle part, du ciel. Derrière la première cascade qui arrivait pour moi il y avait un dieu mythique, un dieu païen. Le Canigou, qu’est-ce qu’il y a derrière ? On ne savait pas ce qu’il y avait derrière. En parlant après avec des mecs de ma génération, on a tous eu cette impression là. J’ai un copain qui cachait une savonnette sous une pierre et qui venait faire sa toilette à cet endroit là. On avait tous un truc. Qu’est-ce qu’il y a au-dessus ? Et maintenant cette vision là que mon père a eu, que mes grands-parents ont dû avoir, que tous les vieux du village ont dû avoir, maintenant c’est complètement cassé. Mon fils, il sait ce qu’il y a derrière. Donc le dieu païen, il n’existe plus maintenant.
Le droit de propriété comme moyen de préserver un bien commun environnemental
G.D. : Je n’avais absolument aucune compétence si ce n’est que je suis mécanicien (du cinéma, ndlr), ce qui aide pas mal. Le mécanicien, il sait choisir la bonne clé dans la caisse à outils. Et je me suis aperçu que la bonne clé, ce n’était pas la violence, mais c’était le code rural. Je pouvais m’appuyer sur un outil incroyable que j’avais, la propriété privée d’une des parties incontournables de cette descente du Llech. J’avais été alerté là-dessus par l’ancien maire du village, qui m’avait fait comprendre à demi-mot que j’avais les clés du canyon. Je n’avais pas très bien compris ; pour moi la montagne c’était un bien de tous les gens du village. Donc je ne m’étais jamais soucié de savoir où est la parcelle de l’un, où est la parcelle de l’autre. Ce n’était pas une problématique importante à cette époque là. Je suis allé au cadastre à Perpignan et en étudiant les plans, je me suis aperçu du bien fondé de ce qu’il disait : j’avais deux parcelles qui étaient incontournables dans la descente du Llech. Donc, c’était à moi de me manifester. (…) Dans les premières procédures que j’ai faites, j’ai attaqué en premier lieu deux grosses sociétés qui se targuaient de faire plus de la moitié de la fréquentation de ce site. Donc je les ai attaquées au tribunal civil en mettant en avant à la fois des éléments de défense de l’environnement et des éléments de propriété privée. Et je me suis rapidement aperçu que les seuls arguments qui portaient, c’étaient ceux de la propriété privée, que le reste n’avait absolument aucun poids. A un moment il a fallu que je fasse l’inventaire des aspects juridiques de la question qui concernait l’utilisation de cet espace. Les aspects juridiques et les aspects scientifiques. Donc j’ai été amené à rencontrer des gens fabuleux, tant au niveau du droit qu’au niveau scientifique. Et moi, je n’étais dedans qu’en tant que propriétaire avec un pifomètre animal. A l’époque, je ne savais pas du tout où j’allais, pas du tout. (…) J’ai rencontré des gens de TOS. J’ai tout de suite senti que je pouvais rentrer dans une famille qui était aguerrie à ce genre de démarche. J’étais pour la première fois rassuré en me disant : « Ce que tu es en train de t’apercevoir et ce vers quoi tu es en train de t’orienter, c’est fondé. Salir un milieu naturel, ce n’est pas uniquement abandonner une bouteille en plastique, cela va au-delà ». C’est la rupture d’un des maillons de la biodiversité et de l’équilibre. (…) Ca s’est imposé à moi de réagir parce que le site était suremployé et ça apparaissait vraiment, il y avait une volonté de le surcommercialiser. On avait à faire à des entreprises qui venaient faire leur chiffre d’affaire, qui profitaient d’un milieu naturel comme d’une infrastructure gratuite, comme une usine qui s’implanterait à un endroit sans en avoir la maîtrise foncière. (…) La démarche que j’ai faite, n’importe quel autre gars du village aurait pu la faire, mais c’était à moi de la faire. C’est moi qui avais cet outil.
Cosmopolitiques : Ce qui est surprenant, c’est de voir qu’en matière d’environnement, c’est un des outils du droit, un des moyens les plus anciens, les plus fondamentaux, qui peut apparaître le plus conservateur au sens classique du terme, qui permet de défendre un bien collectif. Est-ce que le droit de l’environnement protège mal l’environnement ?
G.D. : En fait quand on pioche dans le droit de l’environnement, il y a plein de choses qui sont intéressantes, mais les outils ne sont pas utilisés. Donc tout dépend de la volonté d’utiliser ou non l’outil. Notre région s’est peut-être engouffrée dans l’espoir de voir un nouveau tourisme envahir le piémont. Notre littoral a été massacré pour le tourisme. J’ai fait le deuil du littoral mais je ne suis pas préparé à faire le deuil du Llech. Il y a cette volonté économique de faire à n’importe quel prix du commerce, de tirer un bénéfice. Sous couvert d’un taux de chômage, est-ce qu’il faut massacrer un site naturel ? Pour moi, le tourisme ce n’est pas à n’importe quel prix. Il ne faut pas sacrifier les espaces sous prétexte que l’économie doit passer par là. Sous prétexte qu’il y a de la délinquance dans toute la banlieue parisienne, est-ce qu’il faut prendre les milieux naturels comme exutoire pour leur dire : « Maintenant, vous ne brûlez plus les bagnoles, vous ne brûlez plus les cabines de téléphone, venez vous exploser dans les milieux naturels » ? Non ! Pas sans formation. Il faut que ça soit accompagné. Et pour accompagner, il faut que ça soit géré, que ce genre de choses se fasse avec tranquillité. (…) C’est sûrement très catho de considérer la mise en avant de la propriété privée comme un défaut mais je crois qu’elle reflète aussi la liberté de sortir du régime féodal, monarchique et de pouvoir accéder à la propriété privée et d’être libre d’avoir une terre à soi. Il se trouve que c’est moi qui l’ai reçue par mes parents et mes grands parents, la lignée familiale. Mais je reconnais qu’on pourrait très bien remettre en question complètement cette façon de concevoir notre société. Mais je pense que ça ne marcherait pas, je m’aperçois d’une chose, c’est que c’est complètement inhérent à l’homme de travailler pour ses enfants. Une fois qu’ils le reçoivent et bien eux aussi ont la liberté de l’utiliser. (…)
Cosmopolitiques : Cela aurait pu se traduire par la création d’une association de riverains.
G.D. : Oui à un moment on voulait monter une association. Et dès qu’on a commencé à monter cette association, on a commencé à tous se tirer dans les pattes. Il y avait des velléités de prendre la municipalité. Puis ça a complètement dérapé. Donc ça voudrait dire que si jamais j’ai besoin de réagir en temps réel à une situation, je ne pourrais pas le faire parce qu’il faudra passer par un conseil qui va avoir ses motivations. Et je me suis rapidement aperçu qu’au bout d’un certain temps les choses m’échapperaient parce que chaque élément de l’association peut avoir sa notion de la rentabilité. Donc je reste gardien.
Cosmopolitiques : Vous avez aussi été attaqué sur le thème : « Vous êtes propriétaire, au fond vous voulez faire ça parce que vous souhaitez tirer un bénéfice, vous êtes jaloux des professionnels qui gagnent de l’argent… » On vous présente parfois comme le patron du Llech…
G.D. : « Combien vous voulez ? », le préfet et le sous-préfet m’avaient dit « Combien vous voulez ? ». Je reprends souvent des gens quand ils disent « Delcasso, il est propriétaire du Llech ». Je ne suis pas propriétaire du Llech, je suis propriétaire de parcelles concernées par le canyoning dans le torrent du Llech. Voilà, il faut dire ça. Continuellement je suis obligé de reformuler les choses. Je viens de remporter une bagarre juridique avec une société et j’ai fait, c’est la première fois que je le fais, des dons aux associations de défense de l’environnement locales qui sont concernées par ces milieux. J’ai étayé ça par une lettre dans laquelle j’explique le geste, qui pourrait être l’amorce de ce qu’à la FNE on appelle l’éco-contribution, ce qui pourrait tout à fait être envisagé. C’est-à-dire qu’à partir du moment où une entreprise tire un bénéfice d’un milieu naturel, concevoir qu’elle soit amenée à financer des associations de défense de l’environnement.
Définition d’une « capacité de charge ludique » pour le milieu
Cosmopolitiques : Alors que le tribunal vous a donné raison, selon quels critères acceptez-vous qu’une personne passe chez vous ? En d’autres termes, selon quels critères régulez-vous la pratique du canyoning dans les gorges du Llech?
G.D. : J’essaye de voir la motivation. C’est un espace qui a, ce que j’appelle, sa « capacité de charge ludique ». Ca veut dire qu’il y a un pouvoir d’acceptation qui est limité. Pour l’instant, c’est en fonction de la grandeur du site : hauteur multipliée par largeur multipliée par coefficient temps multiplié par ceci, multiplié par cela. On peut arriver par exemple à une capacité d’un groupe de dix personnes toutes les demi-heures ou toutes les heures. J’ai l’impression qu’au point de vue ludique -je parle de l’aspect ludique pas écologique- on pourrait se dire pourquoi un groupe de dix personnes et pas sept ? Actuellement, ce sont des groupes de dix personnes avec un accompagnement. Je trouve que c’est un peu fort. Sept personnes cela serait raisonnable. En falaise, c’est deux clients. Un guide de haute montagne doit avoir deux clients peut-être, un ou deux clients. Quand un groupe s’engage dedans, j’ai l’impression que pour avoir ce qu’il y a de mieux de l’utilisation du site, la recherche de cette tranquillité, cet aspect sauvage, pour que quand vous arrivez à chaque endroit, vous ne voyez pas un groupe devant et que derrière vous, vous n’entendiez pas les hurlements du groupe qui vous suit. J’ai l’impression que lorsqu’on va chercher du plaisir dans ce genre de site, on ne va pas chercher l’encombrement du périphérique à 18 h. (…) La surfréquentation faisait aussi augmenter l’accidentologie. Pour le plaisir ludique, pour l’accidentologie, mais aussi pour la mise en péril de la valeur écologique du terrain qui n’est pas fait pour ça, le même dénominateur est à prendre en considération, c’est le taux de fréquentation. Pour agir sur cette fréquentation, j’ai mis une condition : me prévenir par courrier. Imaginons que tout le monde me prévienne avec un courrier, je peux mettre encore une limitation en demandant aux gens une lettre de motivation. Parce qu’ils ont trop chauds sur le littoral, ils viennent faire des ploufs dans l’eau fraîche ; c’est vrai que je préférerais favoriser des jeunes qui ont envie de voir comment est un milieu naturel, avec une recherche plus scientifique. C’est évident. Sur mon site internet, je me suis arrangé pour ne rien mettre de joli. On voit des poubelles, un gendarme… Je n’ai rien mis d’incitatif, je ne suis pas du tout dans une démarche moderne, contemporaine. Je ne suis pas dans l’incitation à la consommation, je suis dans la dissuasion de la consommation. Pour moi un site naturel n’est pas un produit commercial.
Cosmopolitiques : Comment avez vous pu caractériser la dégradation du milieu ?
G.D. : D’abord en m’entourant de scientifiques. Des études ont montré qu’en effet il y avait un déséquilibre avec trop de passage, trop de parties qui étaient piétinées. Le piétinement mettait en suspension des algues et donc diminuait l’un des chaînons écologiques sur lequel vivaient d’autres espèces. On perturbe évidemment un des chaînons. A un milieu naturel comme ça, on peut très bien appliquer un principe de précaution. Moi, en tant que propriétaire, je suis autorisé à appliquer un principe de précaution. Si on me démontre qu’avec plus de passage ça oxygène les vasques, que ça favorise un peu la nature, évidemment je peux revoir un peu ma copie. Je ne pense pas que cela soit démontrable. On ne peut pas me dire que quand on saute dans les vasques, quand on pousse des hurlements, cela attire les oiseaux, que la faune ça la rassure d’entendre des hurlements, que les bouts de plastiques, les combinaisons, les chaussures que l’on abandonne dans le Llech, c’est très bon pour la faune. J’ai spontanément l’impression inverse. (…) Pour parler un peu des mêmes choses, que les choses ne soient pas soumises à interprétation, il a fallu réglementer et mettre des noms,. Par exemple, l’endroit de la savonnette est à un endroit que j’ai appelé le gouffre de l’Huissier (…) J’ai réussi à instaurer autre chose : deux jours sans autorisation. Les gens, aussi bien les privés que les professionnels, savent qu’il y a deux jours par semaine où je ne donne pas de réponse favorable à une demande de visite, sauf dérogation.
Cosmopolitiques : A quoi sont destinés ces deux jours?
G.D. : A montrer que l’on peut partager l’espace. A montrer que l’espace, ce n’est pas n’importe quoi dedans. Une fois il y a longtemps un députe m’a dit : « Il faudrait que tu arrives à montrer que tu as la main sur la poignée de la porte, qu’il y a quelqu’un, même si je la laisse ouverte, mais qu’il y a quelqu’un qui a la main sur la poignée, que ça ne soit pas n’importe quoi ». Parce que ce que jusqu’à là, c’était n’importe quoi. On utilisait le milieu comme on voulait. Alors maintenant il faut envoyer une lettre. Certains gars ont compris. Pour y aller, ils m’envoient une lettre et me donnent le nom de leurs clients. Et puis c’est bon. J’ai en fait appliqué au Llech ce qui se fait déjà dans les Alpes. Je n’ai rien inventé.
Vers une régulation de la fréquentation avec les personnes concernées
Cosmopolitiques : Avec cette ouverture à des gens extérieurs au village, il a fallu mettre en place un dispositif public, conventionnel, des horaires, des noms. Comment cela a-t-il été accueilli ? Est-ce que vous avez été soutenu par les gens du village tout au long des procédures ?
G.D. : Comme au début je me suis un petit peu opposé à l’autorité en place, les gens le voyaient assez mal. Mais dès qu’il y a eu les premiers résultats en 1996 et que magiquement le village n’a plus été envahi par tout le monde, là les gens sont revenus vers moi et m’ont félicité d’avoir pris cette disposition. Le maire lui voyait dans cette activité là un nouveau commerce qui pouvait s’établir dans le village. Il a voulu faire une DUP contre moi. Lui-même n’étant pas du village, c’est vrai qu’il était moins touché par la transformation qu’il pouvait subir. Il n’avait pas l’attachement que d’autres pouvaient avoir. Par contre il a la fierté d’être un maire qui est dans une commune qui est connue parce qu’on y fait quelque chose qui rapporte de l’argent.
Cosmopolitiques : Comment cette réglementation a-t-elle été acceptée par les professionnels ?
G.D. : Grâce à cette demande que je fais maintenant depuis cinq ans à peu près, j’ai obtenu un modus vivendi : les organisateurs de canyoning me préviennent des jours où ils vont venir. Grâce à cela, ça a fait chuter un petit peu les débords de fréquentation et ça permet au guide de ne pas descendre dans le stress. (…) Ils viennent me voir, on se sourit, on se tape sur l’épaule. (…) L’été dernier, on a failli manquer sérieusement d’eau dans le Llech, donc je m’étais rapproché de toutes les associations qui font du canyoning et j’avais prévenu, j’ai dit : « Tant que la saison est comme ça, je vous donne l’autorisation de faire votre commerce mais si jamais il y a vraiment un problème de flotte, je vous demande d’être sérieux ». Et tous étaient d’accord. J’ai réussi en quelques années à peu près à me rapprocher de tous les professionnels et à avoir un discours cohérent. Je pense qu’ils m’auraient écouté, parce qu’ils savent très bien que leur terrain de jeu, c’est aussi un espace écologique. On partage le même espace pour des raisons différentes. (…) Au début, cependant ça ne s’est pas bien passé avec certains. Ceux que j’ai attaqués, je leur ai enlevé du chiffre d’affaire. (…) Ce qui a été délicat, c’est qu’ils acceptent de m’écrire et de me faire leur demande. Certains ont eu du mal à s’y résoudre en s’appuyant sur l’idée qu’un milieu naturel appartenait à tout le monde. Or, ce n’est pas obligatoire. J’ai l’impression que j’étais confronté à la chose suivante, c’est que la loi ne s’était jamais appliquée à ce genre de milieu là. Donc ça devenait un Far-West dans lequel il a fallu dire « attention ! ». Dans d’autres espaces cela paraît tout à fait naturel. Mais là, les gens prenaient d’autres habitudes. Ce n’est pas étonnant, car en matière scientifique, le droit est continuellement obligé de s’adapter, le droit a toujours du retard sur l’avancement de la société, sur l’avancement scientifique. Donc ce n’est pas étonnant.
Cosmopolitiques : Est-ce qu’il y a des gens qui continuent à venir sans prévenir ?
G.D. : Evidemment. Je fais des constats d’huissier. J’essaye de ne pas faire trop de gesticulations. Quand je verbalise, c’est qu’une entreprise fait depuis longtemps des efforts pour transgresser. Donc c’est vraiment ciblé. C’est une opération qui est lourde en temps et en argent, parce que ma vie ce n’est pas que ça. Quand je peux le faire, j’en fais un, ne serait-ce que pour avoir la température de ce qu’il se passe dedans. On me dit qu’il n’y a que 80 personnes et sur un constat d’huissier j’en compte 220. On me dit qu’il y a beaucoup d’Espagnols ; et je vois que sur 200 personnes, il y a 30 Espagnols. (…) Quand je fais une journée avec un huissier, je discute avec les gens. Ca me permet d’approfondir un petit peu les motivations. C’est souvent une population assez jeune qui vient. Ca permet de faire un éveil. C’est ce que j’essaye de faire passer comme message à « Jeunesse et Sports », c’est un peu dommage de passer à côté de cette opportunité de transformer le sport chronomètre en sport de découverte.
Pour moi c’est plein d’espoir, parce que cela a permis de tisser un lien avec les professionnels. Et je suis en train de développer l’idée suivante. Je suis dans une association de défense du Desman des Pyrénées. C’est un petit animal emblématique qui vit dans les torrents de hautes montagnes et qui est très farouche. Quand on en voit un, c’est qu’on a vraiment de la chance. Donc on a besoin d’observateurs. Pourquoi ne pas utiliser les gens qui font du canyoning comme étant chacun de potentiels observateurs ? C’est une idée tout à fait nouvelle qui a la fois peut séduire le milieu sportif, tout en leur donnant autre chose dans la tête que d’aller faire que des ploufs dans l’eau en été, une sorte de mission.
Cosmopolitiques : Y a-t-il une démarche collective ou des réunions de concertation pour discuter de ces solutions ou est-ce que c’est toi qui porte ces initiatives ?
G.D. : Non, pas pour l’instant. On va dire que c’est très artisanal. C’est une critique possible. Ce qu’on peut reprocher évidemment, c’est que ça repose sur une seule personne. (…) Je suis un mécanicien donc tous les aspects administratifs, tout ça, ce n’est vraiment pas mon truc. Je ne maîtrise pas assez. Mais là je sors d’une assemblée générale de l’association IDES et on a émis l’idée de créer une cellule de réflexion sur l’utilisation du milieu naturel comme lieu de loisirs. Ces lieux de loisirs sont aussi des lieux que l’association défend pour l’habitat d’un animal protégé.(…) Sur le terrain. Pour moi, à partir du moment où le site est moins consommé, d’une façon plus régulière, on va dans le bon sens. Déjà je suis assez satisfait, je suis rassuré.
Montée en puissance de l’engagement : la « brebis dans la louveterie »
G.D. : Ca fait 15 ans que ces questions de prise en compte de l’impact environnemental des sports de pleine nature ont émergé. FNE (France Nature Environnement) est une grosse structure qui fédère pas mal d’associations de défense de l’environnement, et je suis dans l’un des pôles : tourisme et environnement.
Cosmopolitiques : Où en est-on de la prise en charge institutionnelle de ces questions ? Sur le plan national, tu participes à la CNESI, la Commission Nationales des Espaces, Sites et Itinéraires…
GD : Dans la CNESI, où je représente TOS, on essaye de bien faire la différence entre les sports de nature quand ils ont lieu dans la nature ou dans des structures proches des grands centres urbains. Dans la nature, c’est vraiment prendre le milieu naturel comme infrastructure foncière de l’activité. En milieu urbain, lorsque le site est manufacturé, on va soit fortement aménager un parcours qui lui-même était déjà aménagé ou soit carrément le créer d’une façon artificielle. Nous tentons de créer des CDESI dans chaque département sous la présidence des conseillers généraux. Des CDESI se sont constitués dans un peu moins de dix départements en France. Le rôle de ces commissions, c’est d’instituer un plan : le plan départemental des espaces, sites et itinéraires pour dire « tel circuit est fait pour faire de la moto », « tel circuit est destiné à faire du canyoning »,… avec un inventaire de sites dévolus à certaines activités. Ce n’est pas forcément très bien accueilli. Suivant les départements, les CDESI s’orientent uniquement vers le sport. Les autres institutions ne sont pas représentées. Je crois qu’il devrait y avoir trois composantes : l’utilisateur qui se trouve être pour les espaces et itinéraires, le milieu sportif ; l’environnementaliste qui est en charge de la fragilité des milieux incriminés et éventuellement tout le réseau des propriétaires fonciers qui peuvent être quelques fois l’Etat ou des sociétés de gestion. Les associations de défense de l’environnement ont leur mot à dire.
Cosmopolitiques : Et ce n’est pas systématique qu’elles soient représentées pour discuter du partage du territoire entre différentes activités ?
G.D. : Pas du tout ou d’une façon tout à fait illusoire. D’ailleurs la représentante de l’environnement du Ministère me dit : « Je suis bien contente quand tu es là, parce qu’au moins, tout ce que tu dis, je n’ai pas à le dire ». Il est certain que lorsqu’un représentant du ministère dit quelque chose cela a quand même beaucoup plus de poids que lorsque c’est moi qui le dis. La commission fonctionne sur proposition du milieu sportif. C’est le milieu sportif qui décide « nous on veut aller là, là, là et là » et si l’environnement n’est pas assez bien représenté, les limites ne seront pas données. On peut très bien imaginer qu’un site peut être proposé avec une limitation. (…) Je suis dans mon deuxième mandat à la CNESI. Les premiers quatre ans, je sentais qu’on me laissait parler, mais je n’étais pas compris. Je sentais que la fédération de football à côté de moi se demandait vraiment ce que je faisais là. Maintenant on me demande : « Ah comment ça va l’environnement ? ». Au moins, on sait qu’il faut parler d’environnement, quand même. Maintenant, ils se rendent compte que le sport se déroule dans un milieu vivant qui est vulnérable. S’ils n’agissent pas en conséquence, ça sera du mensonge volontaire.
Cosmopolitiques : A terme, peut-on imaginer que les lieux, les sites seront tellement dégradés que l’activité ne sera plus possible?
G.D. : Elle ne présentera plus les mêmes intérêts, c’est évident. Alors, c’est pour ça que j’ai mis en évidence des paramètres qui leur parlent. L’accidentologie, ça leur parle. Le pouvoir ludique du site, ça leur parle bien que ce soit caché.
Cosmopolitiques : Cette notion de « capacité de charge ludique » est donc employée ?
G.D. : C’est moi qui y suis arrivé en m’apercevant que certains sites pouvaient supporter beaucoup plus de fréquentations que d’autres. Et donc au-delà d’un certain nombre, l’activité elle-même perd de son intérêt. Le représentant du ministre des sports aux premières rencontres de Millau en avait parlé lui-même. Trop d’aménagements tuent l’activité. C’était une sorte de meeting national qui concernait les activités de pleine nature : le canoë-kayak, le canyoning, le VTT, le ski, etc… C’était une réunion d’à peu près tous les utilisateurs de la nature pour commercialiser une activité. Je me suis rapidement aperçu que j’avais mon mot à dire. Donc, je m’y suis invité. J’étais vraiment la brebis dans la louveterie.
Cosmopolitiques : Ce discours a-t-il été entendu ?
G.D. : J’ai été entendu, mais j’ai beaucoup entendu aussi. Du coup après, je me suis mis en quête de trouver des amis et de les motiver, comme la FNE. Je leur ai dit d’aller aux prochaines rencontres. La FNE est venue et j’étais déjà beaucoup plus solide. Dans les discours politiques, maintenant on sent apparaître la nécessité de prendre en compte la fragilité de ces milieux qui sont parcourus par ces activités. Aux premières rencontres, ce n’était pas le cas. Aux premières rencontres, un des dirigeants de la délégation départementale de la jeunesse et des sports de chez nous a pris sa parole en me présentant : « Monsieur Delcasso est là. Il n’a rien à foutre ici. Ce monsieur nous empêche de nous servir du Llech normalement ». J’ai pris la parole. J’ai expliqué que j’essayais de limiter le délire, que cela avait été couronné de succès puisqu’au niveau accidentologie, on était passé de 27 hélitreuillages dans la saison à 4. A la sortie, trois jeunes me disent: « Bravo, c’est vous qui avez sauvé le Llech ». C’étaient des aspirants guides. Il y en a très peu qui sont des affairistes. Ils se rendaient bien compte de la dérive de l’utilisation des milieux et ilss connaissaient le sujet.
Faciliter l’émergence d’un problème public
Cosmopolitiques : Au bout de ces trois rencontres, les choses ont-elles avancées?
G.D. : Je fais un bilan relativement positif de mon action mais je trouve que l’ambiance est très préoccupante concernant l’affairisme. Nous sommes dans une phase de découverte des nouvelles utilisations que l’on peut faire de ces milieux. C’est un nouveau domaine dans lequel il faut inventer la bonne réaction de la société.
Cosmopolitiques : Ce n’est plus militer pour une cause mais plutôt être un aiguillon qui va piquer la société ?
G.D. : Oui. Je suis témoin d’une dérive sur laquelle il y a matière à agir parce qu’on est à l’état embryonnaire. La société actuelle s’oriente vers le libéralisme, mais je n’ai aucun pouvoir dessus, par exemple. Par contre, sur les milieux naturels, j’ai l’impression qu’il y a possibilité d’agir. J’ai du mal à persuader un homme politique de ne pas construire une centrale nucléaire ou d’en supprimer d’autres. Par contre, sur ces usages des milieux naturels, j’ai l’impression d’avoir des prises. (…) Je suis beaucoup plus motivé sur le plan national que sur le Llech lui-même. Sur le Llech je suis rassuré, on va dans le bon sens. Mais je ne suis pas pressé pour trouver une solution rapide.
Cosmopolitiques : Comment tu articules ce travail local avec un engagement national ? Est-ce que c’est simplement l’origine de ton engagement et le prolongement ? Est-ce que c’est le Llech qui justifie que tu sois là ?
G.D. : J’ai l’impression que le Llech ne fait qu’illustrer le reste. Je m’aperçois que souvent je fais appel à une réflexion ou un exemple que je peux avoir sur le Llech et quelques fois, mais qui sont apparemment plus rares, j’applique sur le Llech des réflexions qui me viennent d’ailleurs. Et je crois que le Llech, pour moi, c’est une illustration. Ca a été le moteur du départ, c’est vrai (…).
Penser comme une montagne, s’en faire le porte-parole et transmettre
Cosmopolitiques : Cela doit te prendre quand même énormément de temps tout ça ? Tu nous décris des activités qui sont à plein temps alors que ce n’est pas ton activité professionnelle.
G.D. : Quand je prends un peu de recul par rapport à ce que je fais, souvent je me suis posé la question : « Mais qu’est-ce qui te motive autant à faire ça ? ». Normalement, les gens démissionnent au bout de trois ans. Moi ça fait quand même plus de dix ans. J’ai l’impression que je suis un peu obligé de le faire. Ca arrive rarement d’avoir des outils qui peuvent faire réagir par rapport à un phénomène de société. Et là, il se trouve que je les ai. J’ai l’impression que j’ai eu un clin d’œil du destin. On m’a donné les outils. Et est-ce que je vais les utiliser ou je ne vais pas les utiliser ? Je serai très bon perdant. Imaginons, ce qui serait possible, qu’on décide que le canyoning est une activité d’intérêt général bien plus que la défense de l’environnement. C’est très possible. Je pense que je serais un bon perdant. J’ai fait ce qu’il fallait, ça n’a pas fonctionné. Tant pis. Par contre, si je n’avais pas réagi, je pense que j’aurais très mal vécu le fait de me dire que j’aurais dû réagir. Quelquefois je me fais la réflexion que je devrais être plus efficace. Pouvoir faire passer une idée devant 300 personnes, c’est quand même une qualité que je n’ai pas par exemple. Je fais avec.
Cosmopolitiques : Est-ce que vos enfants ont compris votre démarche ? Est-ce qu’ils se sentent aussi proches de ce lieu où ils n’ont pas grandi ?
G.D. : Je pense que je leur ai donné l’amour du coin au même titre que la complicité avec les jeunes de leur génération. , ils sont inclus vraiment dans le village. Tous les deux ont découvert leur papa lié à une idéologie environnementaliste. Je pense qu’ils y sont sensibles.(…)
Cosmopolitiques : Vous passez beaucoup de temps dans le canyon ?
G.D. : Beaucoup de temps, non. Physiquement, non, je n’y passe pas beaucoup de temps. Quand je suis dedans, c’est des moments de bonheur (…).
Cosmopolitiques : Sur le Llech, c’est aussi un engagement pour prendre soin d’un milieu ?
G.D. : J’ai l’impression… Ca m’embête de le dire parce que cela peut sembler prétentieux. Quand je vois comment je me comporte et puis ce que peuvent être mes motivations, je me demande si je ne suis pas la partie humaine de cette haute montagne. La montagne seule, elle ne peut pas se débrouiller, il faut une voix humaine et j’ai l’impression que je suis au service de cette montagne. Je m’en suis aperçu une fois en allant faire un constat d’huissier. L’huissier me posait des questions pour savoir où étaient les parties dont j’étais propriétaire. Il a dit : « Tout ça, ça vous appartient ? ». Alors j’ai dit : « Ce n’est pas exactement ça, j’ai l’impression que c’est moi qui lui appartiens à la montagne ». Quelquefois, je trouve que je ne travaille pas assez pour elle. J’ai l’impression que c’est inhérent à nous tous, on a tous des charges dont il faut s’occuper. Les indiens, ils ont une autre perception de la vie. Ils croient en la réincarnation, ça modifie pas mal de choses. Nous sommes plus terre à terre. Pourtant j’ai vraiment l’impression qu’on est un maillon de la société. On transmet. On n’est qu’un élément de transmission.
Cosmopolitiques : Que pensez vous de l’accusation d’écologiste « profond » ? Est-ce que la nature dépasse l’humain ou est-ce que l’humain ne peut pas être ailleurs que dans la nature ?
G.D. : Je ne connais pas forcément ces références. Moi, j’ai l’impression que la race humaine est une race qui envahit la planète (…). Est-ce que, pour la variété humaine subsiste, il faut supprimer les autres ? Moi, je ne le sens pas comme ça. Je sens que l’homme est un élément de la nature.
Cosmopolitiques : Est-ce que c’est une autre forme de société, de rapports entre les êtres humains qui vivent dans la nature ou est-ce que c’est une autre forme de rapport à la nature ?
G.D. : J’ai l’impression que c’est une question d’ordre d’importance. Est-ce que l’important c’est d’avoir sa voiture avec l’intérieur cuir et vitres fumées ou est-ce que c’est d’avoir une nature qui n’est pas submergée par l’humain ? Ou une rivière dans laquelle je peux boire ? Là, je sais que j’ai énormément perdu en qualité de vie. Avant je pouvais boire l’eau de la rivière facilement, maintenant on me déconseille de le faire. Je trouve que j’ai perdu en qualité de vie en l’espace de 30 ans. J’aimerai me dire que peut-être mon fils ou mon petit-fils pourra reboire l’eau de la rivière. Là, je serais content. Si mon petit-fils ne peut pas boire l’eau de la rivière, j’aurai perdu. Mais je ne m’en voudrais pas et je lui demanderais d’accepter que son grand-père a essayé de faire des efforts mais que ça n’a pas marché.
Cosmopolitiques : Finalement, votre engagement est personnel et en tant qu’individu qui agît. Et même si vous créez des réseaux autour de vous, vous vous engagez en personne. Vous êtes connu comme Gauderique Delcasso, pas comme le représentant de TOS. Et ce qui fait votre force d’un côté par le droit, c’est aussi peut-être vos faiblesses, d’être un peu isolé.
G.D. : Ah oui complètement, je reconnais. Mais ça fonctionne parce que je me connais bien. Une fois mon fils l’été dernier me dit « Mais dis donc papa, quand tu seras mort, il faudra faire tout ce que tu fais toi aussi ? ». Quand je serai mort, j’espère que ça sera réglé. Je trouve que le bien que je transmets, je vois l’utilisation que les gosses peuvent en faire, que les autres générations peuvent en faire.
Entretien réalisé et mis en forme par Christelle Gramaglia et Audrey Richard (Cemagref – Montpellier).