Jean Marc Legagneux – Sans domicile fixe: seulement quand il fait froid ???


Jean Marc Legagneux / Mars 2011

 

 

Faudra t il bientôt remercier la météo et son froid terrible qui semble être la seule occasion de parler sérieusement des SDF dans les médias?  Mais Cosmopolitiques a publié l’année dernière un dossier qui garde toute son actualité. Notamment parce que l’interview passionante de JM Legagneux du GAF à Toulouse, montre comment les SDF sont capables d’inventer des méthodes, des procédures, des solidarités pour reprendre en mains leur destin collectivement. Voilà un bel exemple d’empowerment qui donnera quelque chance à la compassion éphémère de durer et d’inventer des solutions durables.

UNE HISTOIRE DU GAF
ENTRETIEN AVEC JEAN-MARC LEGAGNEUX
du GAF (Groupe d’Amitié Fraternité, Toulouse)

EXTRAITS

Nous rencontrons Jean-Marc Legagneux une matinée de novembre, au siège de l’Association dont il est le secrétaire général. J.-M. Legagneux a rejoint le GAF depuis une dizaine d’années pour en devenir progressivement l’un des principaux porte-parole.
Née à Toulouse sous la forme d’une structure d’accueil autogérée pour et par les SDF en 1995, le GAF est une association qui a développé au fil des années, en partenariat avec les associations et les institutions publiques, des interventions innovantes et adaptées d’aide aux personnes à la rue, notamment en matière d’habitat.
Le siège du GAF se trouve dans le quartier de la cité Madrid, dans la banlieue de Toulouse, accessible en dix minutes depuis le centre ville, par un bus un peu vide en dehors des heures de pointe.
C’est là, dans une des salles de réunion, que Mr Legagneux nous reçoit près de trois heures durant, pour une discussion dense, exigeante et passionnante.

NAISSANCE DE L’ASSOCIATION
La genèse de l’association a eu lieu entre 1990 et 1993, avec des rencontres de groupes de SDF qui venaient dans un accueil de jour au Secours Catholique. C’étaient aussi les débuts du RMI à ce moment. Il n’y avait quasiment pas d’accueil de jour, on ne parlait pas de cela à l’époque. Deux après-midi étaient ouvertes au Secours Catholique, les gars venaient jouer aux cartes, boire un café. Pas mal de ceux qui venaient étaient ce qu’on appelle des marginaux, des gens pas obligatoirement simples à manoeuvrer. Les animateurs se sont interrogés sur ce qu’il était possible de faire avec eux. Les accompagner, mais en se mettant à côté d’eux, en les laissant eux-mêmes faire leur propre chemin. Je schématise, mais globalement, les SDF ont commencé à s’impliquer dans cet accueil de jour. Et une partie d’entre eux a commencé à réfléchir à ce qu’ils pourraient faire eux-mêmes dans un cadre plus officiel. C’est comme ça qu’a été créée l’association dont les premiers statuts ont été déposés en 1993 à la préfecture, par les SDF eux-mêmes.

UNE APPROCHE EGALITAIRE
L’association est née en réponse au fait qu’un grand nombre de SDF ne supportaient pas les politiques sociales menées ni la façon dont on abordait les personnes. Cette espèce de misérabilisme qui existe encore aujourd’hui, cette relation où l’autre sait qu’il est plus petit, plus bas que son interlocuteur. L’association s’est montée en opposition à cela, pour dire : « on est capables de monter collectivement nos propres projets, on sait ce qu’on veut, ce qu’on est capables de faire. »
Le GAF est né de permanentes co-productions égalitaires entre les gens de la rue et d’autres qui n’étaient pas issus du monde de la survie. Il y a eu différents types de rencontres et de mélanges. Ça a été le cas pour les premières équipes de maraude qui sont nées à Toulouse. Elles étaient composées de gens de la rue, précurseurs du GAF, et de personnes de Médecins du monde, étudiants ou médecins. Cette mixité des équipes est pertinente parce que ce sont les SDF qui savent ce qu’on peut faire ou pas vis-à-vis de quelqu’un à la rue. À l’époque, les maraudes étaient importantes car il y avait beaucoup de personnes isolées et il était important d’aller à leur rencontre. Mais il fallait surtout savoir y aller seulement « avec soi-même », pas venir avec un café ou une couverture, car à ce moment-là on se retrouve dans un rapport de commerce : « je te donne quelque chose simplement pour pouvoir t’approcher », ce qui n’est pas un rapport humain, pas un rapport vrai.

L’AUTONOMIE SE CONSTRUIT AU SEIN DU COLLECTIF
En quoi consiste l’action du GAF ?  C’est une boîte à outils qui permet aux gens de réaliser leurs projets, c’est le but de l’association. On n’est pas là pour penser à la place des gens. Tout le monde ici a vécu à la rue, donc on sait très bien que chacun a son rythme, son chemin, qu’on ne réussit pas les choses du premier coup. Ce qui n’est pas spécifique aux SDF : c’est juste très humain ! L’idée est que les gens montent leurs propres projets, qu’ils se prennent en charge, et qu’ils aient le pouvoir sur ce qu’ils font.
Et ce pouvoir ne peut être autre que politique, à l’intérieur de la structure associative. C’est-à-dire que les gens sont tous à égalité. C’est un système démocratique très égalitaire où toutes les décisions sont prises en assemblée générale. On est dans un état d’esprit de citoyenneté. On est des acteurs autant dans la société qu’au sein de notre propre vie. C’est pour ça que la collégialité est installée et que toutes les décisions sont prises dans les assemblées, à l’unanimité. C’est une culture du conflit et de la gestion du conflit, mais c’est aussi une culture du consensus. L’unanimité dans les décisions permet d’être sûrs que quelqu’un qui vient de la rue dans l’association et qui porte un projet ait le pouvoir sur son propre projet. Pour cela il faut qu’il possède un pouvoir politique, et ce pouvoir, c’est celui de nuire à tout le monde.

LA RECONNAISSANCE DES  PROJETS
Tout le monde a des projets, sinon on est mort. Le SDF ne passe pas son temps à s’appesantir sur son sort. Le misérabilisme est à l’extérieur, pas à l’intérieur. Parce que les gens doivent vivre, survivre. C’est faux de dire que les gens n’ont pas d’envies, tout le monde en a. Le fait de l’exemplarité compte, le fait de voir des gens de la rue avancer, faire des chose —par exemple monter un chantier d’insertion, tenir un accueil café, ou n’importe quoi d’autre— ça permet aux autres de sentir qu’ils ont de l’espace. Car la question est toujours la même : quel espace j’ai pour pouvoir avancer. L’idée au GAF est que les personnes qui arrivent à l’association, quel que soit leur angle d’arrivée, voient qu’elles ont de l’espace pour pouvoir avancer, construire leurs vies.
Ce sont des notions extrêmement subtiles. Nous les percevons d’autant mieux que par exemple dans les foyers d’hébergement classiques, vous n’avez pas d’espace intime, ou très peu – cela commence à peine à arriver. Vous n’avez pas de pouvoir sur les structures. Dans un contexte où on ne laisse pas d’espace, les gens ne peuvent pas s’imaginer progresser. Par exemple, les propositions de projets sont entendues, mais c’est l’institution qui décide au final si le projet est ou non “validable”. Or cette approche ne fonctionne pas.

LA DEFENSE DU DROIT DES SDF
Nous sommes aussi des mili
tants. La défense des droits des SDF est le deuxième point des statuts du GAF, avec l’obtention de nouveaux droits si c’est possible.
Ce qu’on a obtenu l’a été par le combat. Je veux dire par là qu’on ne nous a pas fait confiance au début et qu’il a fallu qu’on fasse nos preuves. Il a fallu se battre tout le temps et on se bat encore aujourd’hui sur les sujets qu’on défend. Nous avons une approche citoyenne : on est un acteur si on est crédible et si les gens nous font confiance.
En France, on n’est pas dans un état d’esprit où on fait confiance aux gens pour mener leur vie. En particulier les gens de la rue, qui sont les dernières personnes à qui on fasse crédit. Donc il faut faire ses preuves et aller au combat.
On a eu des conflits violents avec la précédente municipalité, avec laquelle on a bataillé pendant trois ans parce qu’ils voulaient chasser les SDF du centre ville. Pendant trois ans, on a fait tout un tas de manifestations, d’occupations, de colloques, pour pouvoir faire cesser cette politique ahurissante de ménage. C’est d’ailleurs un sport national en France car cela se pratique quasiment partout.
Il y a deux solutions avec les SDF : soit on travaille avec eux, soit on les chasse. Or travailler n’est pas simple, il faut aller sur des chemins inhabituels. La chasse en revanche, c’est facile.

CRITIQUE DU SYSTEME D’INSERTION A LA FRANÇAISE
Le système de l’insertion tel qu’on le pratique en France fabrique des choses très artificielles. Les gens doivent se couler dans des cadres extrêmement stricts et s’y fondre, comme Barbapapa. On y est en permanence suivi, encadré, etc. Et quand on arrive au bout, on n’a pas les repères. C’est ce qu’on appelle « l’hébergement » et les « stratégies en escaliers », où les gens passent par l’hébergement d’urgence, les CHRS (Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale)…
Dans ces systèmes, si vous êtes bien quand on a fini de vous soigner – parce qu’on est dans des stratégies de « soin » et « d’éducation » en France – vous pouvez accéder à un logement autonome et à un travail. Et ce sont les travailleurs sociaux qui valident ce parcours. Déjà, il faut y arriver, en haut. Mais ensuite, combien de personnes arrivées en haut se sont cassées la gueule, parce qu’on avait pensé leurs vies à leur place. On balise le chemin à la place des gens, c’est comme ça que beaucoup d’entre eux courent à l’échec. En plus, on n’est pas accompagnés après.

REMETTRE EN QUESTION LES REPRESENTATIONS
Cela s’explique par les représentations projetées sur les SDF : vous êtes un misérable, vous êtes un pauvre. Vous avez aussi des « gentils » : vous êtes un démuni, vous êtes tout petit. On présente toujours le verre à moitié vide, jamais à moitié plein. C’est toujours les « sans ». Le discours sous-jacent de l’insertion c’est : « tu as un problème, tu n’as pas de domicile, ça veut dire que tu n’es pas adapté à cette société. Donc nous, on va t’éduquer pour que tu sois capable de t’insérer dans cette société ». On projette sur les SDF une absence de qualification, et ça, c’est terrible ce que ça fait aux gens sur qui on le plaque. Les acteurs de l’insertion qui le font ne s’en rendent pas compte. Mais quand j’entends dire « il faut de l’aide aux plus démunis », mentalement, moi ça me fait un déclic. Car dans la rue personne n’a cette vision misérabiliste de soi-même. Bien sûr il y a ceux qui jouent la comédie pour obtenir des choses, mais ça fait partie des stratégies.

RECONNAISSANCE DES COMPETENCES DE LA RUE
Nous, qui sommes quasiment tous de la rue, on pense que c’est le verre à moitié plein qui est important. Ce qui est important, c’est que les gens ont des qualités. Si vous êtes fragiles au moment où vous tombez à la rue par exemple, trois mois plus tard vous êtes mort. La survie, c’est un autre monde, c’est une violence. 75% des gens qui meurent à la rue meurent de mort violente. On ne parle jamais de cela mais dans la rue, la justice n’est pas un recours, on ne protège pas les SDF. Donc vous devez devenir en quelque mois quelqu’un de très adapté, sinon vous mourez. Ou alors vous retournez chez vos parents. J’ai vu des jeunes faire cela, ils s’imaginaient que la rue était un monde aventureux, mais au bout d’un mois ils allaient rechercher la solidarité familiale, car ça devenait insupportable.
Les gens qui restent à demeure dans la rue sont très adaptés, ils se prennent en charge et sont extrêmement autonomes. Le dernier des clochards est un mec hyper autonome. C’est pas un choix, c’est pas un truc qu’on cultive. Ces trucs de galère forgent le caractère des gens, et les forcent à survivre et à s’adapter. Parce que la première chose qu’on fait à la rue, quand on est dans ces contraintes très fortes, comme les gens qui vont en prison, c’est de s’inventer du quotidien.

LES ACCUEILS DE JOUR : LE SAVOIR-FAIRE DES SACHANTS
Nous avons des accueils tenus par des gens de la rue, ceux qui sont dehors (en tentes, en caravanes, etc). Par exemple, on a un petit-déjeuner qui est tenu depuis des années par une personne qui est très sachante. Il n’y a jamais de violence, alors qu’il a 60 ou 70 personnes dans la salle. Vous prenez une institution qui fait cela, il leur faut au minimum quatre ou cinq éducateurs, dont deux costauds, et il y aura des violences quasiment toutes les semaines. Là, il n’y a pas de rapports de force, parce que c’est tenu par les gens de la rue. Quand il y a un problème, ce sont tous les gens qui sont dans la salle qui s’en occupent. La gestion qui est mise en place par les personnes en charge est respectée, parce que ce sont des gens qui ont été à la rue, qui y sont encore et qui offrent un service dont les SDF ont besoin. Ils le respectent parce que c’est fait par des pairs, par quelqu’un qu’ils connaissent. Ça change tout, les rapports ne sont pas les mêmes, on est dans un rapport très égalitaire de vécu. On n’est pas dans le rapport de soit disant « autorité » qu’il peut y avoir avec les institutions.
Et puis on ne cherche pas à « installer » les gens chez nous : les petits-déjeuners ne sont pas conçus pour faire de « l’accompagnement ». Le système social français génère des activités pour faire ce qu’on appelle de l’accompagnement, c’est-à-dire qu’on ouvre un accueil de jour pour faire venir des gens qu’on veut essayer d’insérer. C’est une espèce de jeu de dupe. Nous ne faisons pas cela.
On a un autre accueil qui est ouvert le samedi, le dimanche et les jours fériés – c’est le seul à Toulouse. Cet accueil, c’était mon premier projet. Il a été créé parce que les mecs galéraient le week-end sans rien avoir. Il est tenu par des gars de la rue aussi. Il y avait un local vide, de l’espace, on m’a filé une machine à café, des paquets de café, du sucre et des gobelets. Ça s’est monté avec rien, mais avec de l’engagement et un local. C’était en plein centre ville.
Je n’allais jamais chercher les personnes. Je viens de la rue, donc les mecs savaient. Et ils connaissent le GAF. On touche énormément de gens, quand il y a une activité qui s’ouvre, tout le monde le sait.

PAS D’ASSISTANAT- DE LA RESPONSABILISATION
Il faut savoir que tout ce qui est au GAF est payant, il n’y a rien de gratuit. On n’est pas dans une logique d’assistanat. Un café, ça coûte. Les porteurs de projets en accueil de jour gèrent l’activité : l’accueil, le petit-déjeuner, la nourriture. Mais en plus ils gèrent la trésorerie. Ça fait partie de la responsabilité. Si la personne ne sait pas le faire, il y a un coordinateur qui peut filer un coup de main sur chaque pôle d’activité. Mais la personne est responsable. Alors, parfois ça pique un peu dans la caisse pour s’acheter du tabac, ou d’autres trucs. Ça fait p
artie du chemin. C’est le groupe qui régule. Quelqu’un qui n’est pas fait pour gérer de l’argent ne le gèrera pas, parce qu’on va s’en apercevoir. Il faut que chacun soit en permanence en face de lui-même. C’est bien aussi de partager la responsabilité, par exemple s’il y en a un qui est bon pour gérer l’argent, et un autre qui est bon pour l’accueil, on va associer les deux. L’important est que les gens soient responsabilisés, avec de vraies responsabilités.

« L’HABITAT DIFFERENT »
La notion « d’habitat différent » que nous défendons est basée sur l’idée d’adapter une forme d’habitat ou d’hébergement à des réalités.
Il y a de plus en plus de gens à la rue, on est dans des phénomènes de masse. Un certain nombre de responsables politiques commencent à s’en apercevoir. Il faut être bête pour ne pas le voir. Et il va falloir que les réponses face à ce phénomène évoluent. Parce qu’on est dans un système qui échoue, et je ne suis pas dans un jugement de valeur, c’est un fait : il y a beaucoup d’argent investi dans les actions et il y a de plus en plus de gens à la rue. On n’arrive pas à prévenir, et en plus on n’arrive pas à guérir. Il va falloir adapter les logements, l’habitat, pour que les gens aient un toit sur la tête.
Devant cette constatation, il y a un certain nombre d’institutions qui sont prêtes à aller explorer d’autres rivages. Aujourd’hui, la norme, c’est le logement individuel. Mais il y a bien d’autres possibilités.
L’important c’est d’avoir un chez soi. Moi j’ai squatté par exemple dans un transformateur EDF en panne. C’était chez moi. J’avais mon intimité. Peu importe la forme, c’est un lieu où on est sécurisé. Il faut savoir que le mode de vie à la rue entraîne des changements sur les personnes. C’est quelque chose qui s’inscrit profondément à l’intérieur des personnes, quelle que soit la façon dont on a été éduqué, la rue fait quelque chose. Alors, je connais plein de gens qui en sortent et qui se trouvent du logement. Mais il y a d’autres personnes où il faut des formes différentes. Elles ne coûtent pas plus cher, et ne sont pas indignes : elles sont adaptées aux personnes. On a des vieux de la rue qui sont dans des caravanes, c’est les rois du monde. Ils se sont payés eux-mêmes leur caravane, ils se sont faits leur installation. Pourquoi on va aller faire chier les gens ? Ce sont des mecs qu’on ne mettra jamais dans des appartements. Ça ne marchera pas avec les critères habituels de logement. Ça veut dire que qu’il faut tout simplement élargir le cadre. C’est pas grand chose, c’est une histoire de représentation…

LES MAISONS COMMUNAUTAIRES
Les structures d’hébergement au GAF sont des maisons communautaires. Elles sont liées à l’expérience des squats car ce sont des squatteurs qui ont inventé ce modèle, qui a ensuite été légalisé. Tous les gens qui ont squatté savent très bien que dans un squat, chacun a sa chambre. L’idée est de préserver l’intimité nécessaire à tout être humain, l’intimité sacrée, dans le sens où elle ne peut être remise en cause par le groupe. Chez nous, on n’a pas le droit d’entrer chez quelqu’un sauf conditions extrêmes. Les gens ont une clé et un verrou à leurs chambres. L’espace intime dans le collectif est sacralisé. Ensuite, il y a l’espace commun où on vit ensemble. C’est un peu comme une vie familiale. Cette expérience-là du squat vient du fait qu’il est plus simple de survivre et de vivre à plusieurs quand on est vraiment très pauvre. C’est l’entraide. Dans les pays du sud, en Amérique du sud par exemple, le travail communautaire est quelque chose d’extrêmement important. En France, c’est très peu développé.

FONCTIONNEMENT DES MAISONS COMMUNAUTAIRES
Dans ces maisons communautaires, il y a une cuisine, un salon, chacun à son tour fait la cuisine le soir, et une fois par semaine, on fait le ménage. En dehors de ça, les gens vaquent à leurs occupations. Ces maisons sont gérées par des permanents, des gens issus de la rue qui sont rentrés dans ces maisons comme des accueillis. Puis à un moment donné, ils ont désiré prendre des responsabilités et ont suivi un cursus, une formation qui dure plusieurs mois, en interne.
On ne confie pas la responsabilité d’un hébergement comme ça. On a tout un cursus en interne à l’issue duquel la candidature en tant que permanent gestionnaire de maison est validée par le collège des permanents. La personne continuera à vivre sur une maison, mais elle en assurera la gestion financière, la gestion administrative, et – c’est la seule chose un peu antidémocratique chez nous– aura en tant qu’accueillant un pouvoir sur les accueillis. C’est nécessaire pour gérer d’éventuelles situations de violence ou d’alcool. On ne peut pas boire dans les maisons, par contre on peut aller picoler à l’extérieur.  Mais si on arrive bourré, qu’on ne va pas se coucher et qu’on dérange les autres, au bout d’une fois, deux fois, l’accueillant dit : «  tu dégages ». Ce sont des petites maisons communautaires, qui vont de 6 à 8 personnes, sur lesquelles il y a deux permanents, plus les accueillis.
Puis les personnes font leur propre vie. Alors, il y a un certain nombre d’activités obligatoires. Par exemple, quand on a un jardin, il faut s’en occuper. Ce qu’on demande, c’est qu’à un moment donné, les gens se mettent en mouvement. Bien sûr, il y a des gens qui arrivent dans l’habitat et qui ont besoin de temps. Un mec qui a dix ans de rue, qui arrive dans l’habitat, va peut-être passer un an à ne rien faire.

LA MAISON DES ANCIENS DE LA RUE
Nous avons aussi une maison particulière qui est pour les gens âgés et malades de la rue. C’est la maison de Saint-Martin. Elle a été créée en coproduction entre des gens de la rue et d’autres qui ne sont pas issus de la rue. Elle répond au fait qu’il y a des gens qui sont âgés, qu’on qualifie de clochards, et qui généralement crèvent à la rue, parce que personne n’est en capacité de leur offrir un habitat lorsque le besoin devient nécessaire. L’idée est qu’il y ait plus de prise en charge, parce qu’il y a des problèmes de santé, de vieillissement prématuré. Donc on a créé cette maison qui est communautaire, dans laquelle il y a des anciens qui demandent un accompagnement plus important. Pour gérer une maison de 8 personnes, il y a 4 personnes salariées, qui n’habitent pas sur le lieu et qui viennent tous les jours.
La moitié sont des anciens SDF, l’autre moitié non. On a fait un partage car on s’est rendu compte que c’était nécessaire de travailler avec les réseaux sociaux. Parce que faire rentrer quelqu’un qui a 25 ans de rue dans la maison, cela a pris un ou deux ans pour certaines personnes. Ça demande de créer des pédagogies particulières pour aborder quelqu’un comme ça. Il y a tout un savoir-faire qu’on fait évoluer, et qui est lié à l’expérience de la rue.

L’IMPORTANCE DU “CHEZ SOI” – L’INTIMITE
Il est clair qu’aucun être humain ne peut se développer et vivre sans intimité. Sans espace personnel, quelle que soit la forme et la taille de son espace.
Les gens de la rue ont par exemple des cabanes, des tentes, etc. Ils refusent les foyers d’hébergement, du fait de la promiscuité et du manque d’intimité. Et parce qu’on ne peut pas s’y reposer : sans intimité on n’a pas de repos. Rien n’est jamais à soi dans ces endroits. On ne se l’imposerait pas à soi-même, mais on l’impose aux gens de la rue ! On les entasse dans les dortoirs, et après on vient nous dire qu’on leur demande de s’insérer, c’est n’importe quoi ! Personne ne se construit sans intimité.
Quand quelqu’un rentre dans une de nos maisons, la première chose qu’on lui dit c’est : « ici, t’es chez toi ». C
’est ton salon, ta cuisine, ton frigo, tu n’as pas besoin de demander l’autorisation pour prendre quelque chose dedans. À l’inverse, dans les foyers, la première chose qu’on dit aux gens c’est : « tu n’es pas chez toi ». D’où notre participation au programme national Un chez soi d’abord. Un des éléments essentiels est de dire à la personne qu’elle est chez elle. Parce que comme ça on évite beaucoup de problèmes, et d’abord de gaspiller de l’argent.
Dans les foyers ou les appartements d’urgence, j’ai vu des intrusions forcées de l’intimité par les éducateurs : cela peut pulvériser les gens. L’intimité va bien au-delà du fait d’être seul dans une chambre. C’est le signe du respect que l’autre a de ton intimité, si un moment tu veux dire non ou que tu ne peux pas parler.
Pour que quelqu’un fasse quelque chose, il faut qu’il se sente chez soi, qu’il se sente apaisé. Le fait d’avoir une pression permanente liée au contrôle des gens qui gèrent les hébergements ne permet pas aux gens de se poser.
Cependant, être chez soi, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de contraintes. Parce que dans les collectifs, il y a toujours des contraintes. Mais tu es chez toi.

RENDRE POSSIBLE L’HABITAT DIFFERENT- LE RAPPORT AUX INSTITUTIONS
La première des maisons communautaires qu’on ait monté vient de la mairie. Des mecs squattaient une maison, et ils ont été expulsés parce qu’ils ont ennuyé la mairie. L’élue aux affaires sociales de l’époque, leur a donné une baraque qui allait être détruite, pour qu’ils arrêtent de la faire suer. Nous l’avons toujours. C’est un petit paradis, il y a un jardin, un cheval, plein d’animaux. Les autres maisons communautaires sont celles qui ont appartenu à la DDE (Direction Départementale de l’Équipement) et qui sont à côté des rocades du périphérique. Aujourd’hui, on est en train de les faire racheter par une société d’HLM, parce qu’on était dans des conventions d’occupation précaire qui devaient être renouvelées tous les ans. On a préparé un plan avec une société de HLM toulousaine pour qu’elle rachète les maisons et qu’on en garde la gestion.
On travaille avec quasiment toutes les institutions, et ce sont des rapports de travail qui sont basés sur la confiance. Même si on est obligés régulièrement de batailler sur des sujets, on travaille au sein de rapports de confiance. On n’entretient pas de rapports de force inutiles. Quand on part au combat, c’est qu’il y a vraiment une nécessité.
Par rapport aux financements, ça tourne avec l’argent qu’on a par le biais des subventions classiques qui existent pour les structures d’hébergement. On rend même de l’argent à l’État. On est la seule structure à Toulouse, et une des rares en France, à rendre de l’argent à l’État sur les subventions.

PROPOSER DES SOLUTIONS FACE AUX CRISES- LE TERRAIN DU RAISIN
À Toulouse, par exemple, il y avait un campement de SDF face à la gare au bord du Canal du Midi. Ils étaient plus d’une vingtaine, complètement à l’arrache. Un truc complètement délirant. Puis il y a eu un événement : une jeune femme a été tuée au bord du canal, à proximité du campement. Par un gars qui vient d’être condamné, un bûcheron qui n’était pas du tout sur le camp et qui sortait de la gare. Le maire a piqué une crise en disant « ça suffit ». C’est vrai que c’était particulier, ces mecs à l’arrache. Ce n’était pas simple.
Le maire a envoyé les travailleurs sociaux pour voir ce que les SDF du campement voulaient et ce qu’on pouvait faire. Les travailleurs sociaux n’ont pas réussi à prendre contact, et le retour qui a été fait à la mairie a été : « Eux, ils veulent discuter avec personne ». Le maire a dit : « Ils veulent pas discuter ? On les vire ». Ça fait partie de ses prérogatives, on ne peut pas critiquer cela.
Nous on savait ce qui se passait. On avait des débats internes pour savoir si on devait intervenir ou pas. Parce qu’il y avait le DAL (Droit Au Logement) qui attisait le feu, personne ne faisait médiation. Au bout de deux jours de tergiversations et de débats en interne qui ont été très chauds, on a décidé d’intervenir. On est allés là bas, on avait des potes sur ce campement. On a demandé si on pouvait se voir et faire une réunion ensemble, ils ont accepté.
On leur a dit que la mairie disait qu’ils ne voulaient pas discuter avec eux. Les mecs nous ont dit : « Nous on a jamais vu personne ». C’est-à-dire que le travailleur social a dû croiser un mec, il lui a dit : « On peut parler avec vous ? », le mec était bourré, il s’est fait jeter, voilà. C’est vrai que c’était un peu impressionnant de pénétrer à l’intérieur du groupe. Il y avait des chiens partout
J’ai appelé le mec de la mairie, du social, et ils ont débarqué. On avait dit aux gars du camp lors de la réunion avec eux, qu’à la limite, le mieux serait qu’ils proposent quelque chose. C’est-à-dire de ne pas rester dans la position de la victime. C’était évident que ces mecs se retrouvaient à la rue parce qu’ils avaient été virés des squats : c’étaient des mecs qui vivaient en communauté. Ils ont proposé un truc naturel dans ce monde-là : des petits lieux autogérés. Des petites baraques avec des jardins qu’ils puissent gérer eux-mêmes.
Il y a eu une manif qui a été organisée par tout le monde, puis un rendez-vous à la mairie de Toulouse, où on a proposé une méthode de travail qu’on met déjà en œuvre à Auch. La meilleure façon pour travailler est de créer un groupe de travail collégial, entre la mairie, les SDF et une structure accompagnante de travailleurs sociaux (par exemple une association). Et de créer le projet des SDF avec les décisions prises à l’unanimité de ces trois collèges. Pour qu’à chaque fois, si le projet avance, il avance par la volonté de tout le monde. Les travailleurs sociaux accompagnent tout le monde, pas uniquement les SDF mais aussi la mairie. Nous n’avons pas accompagné cette démarche parce qu’on n’a pas voulu le faire, mais on a donné cette méthodologie-là.
Les SDF ont proposé l’idée des maisons, la mairie a dit OK, sauf que les baraques n’allaient pas tomber du ciel ! Le maire avait donné un ultimatum, et il n’allait pas négocier là-dessus, du coup on se demandait comment faire. On a décidé d’aller chercher les maisons : il y en a dans le patrimoine.
Les squatteurs ont proposé d’avoir un petit campement, le temps de la transition et de la recherche des maisons. Mais un campement avec plus de confort, clôturé, occulté, chacun ayant sa clef, avec un bungalow pour le sanitaire et un bungalow pour la salle commune. La mairie a dit OK, elle a proposé un terrain qui était très proche du centre ville, le « terrain du Raisin », et ils se sont installés là.
Ça a duré plusieurs mois, ils ont prouvé leurs capacités à s’autogérer, alors que ce campement était géré par des mecs sur lesquels personne n’aurait parié un kopek. Des marginaux qu’on pensait incapables de faire quoi que ce soit de leur vie… Là ils ont prouvé qu’ils étaient capables de gérer un campement de 20 personnes, ce qui est extraordinairement difficile. Ça a été possible parce que c’était autogéré, et qu’il y avait un projet autour.
Au bout d’un moment ils ont eu les lieux : la mairie a mis à leur disposition deux maisons et un bâtiment avec des appartements. Et ce projet dure depuis un an et demi, deux ans. Et il y a des progressions, car cette méthode de travail issue de la rue a fait des petits : quand la Ville s’est aperçue qu’avec certaines personnes de la rue, il n’y avait que les structures autogérées qui fonctionnaient, c’est-à-dire qui ne rentraient pas dans le cadre de l’hébergement contr
aignant, à chaque fois qu’elle a eu cette opportunité, elle l’a fait.

LES METHODES DE TRAVAIL
Le rapport qu’on cherche entre les pouvoirs publics et les SDF n’est plus : tu es un pauvre malheureux, je vais t’aider, tu es un marginal. C’est : on est des citoyens et on va travailler ensemble. On est dans une forme de coproduction, mais on est aussi dans de la citoyenneté. Cette pédagogie citoyenne épure les rapports humains et simplifie absolument tous les rapports. Quand il y a des réunions, vous pouvez avoir le maire face aux SDF, et ils se parlent tout a fait franchement, règlent les problèmes et se disent les choses, au lieu de passer par des intermédiaires ou par des sous entendus. Pour pouvoir faire ce genre de travail avec ces SDF, avec qui normalement personne ne peut travailler, il faut être d’une grande clarté. Le maire a été amené à dire : t’es un citoyen, t’as cette forme de vie, construis-toi ton habitat, fais-toi ton habitat. Votre truc c’est ça ? Alors faites-le. Nous, on vous met à disposition ça.
Ce qui est intéressant c’est que deux communes, Auch et Toulouse, ont accepté de faire des choix liés à nos conseils. Et cela fonctionne, on en voit les bénéfices. Ce qui nous intéresse est de dire à des maires, à des élus : il y a une autre façon de faire, qui peut avoir des résultats bien meilleurs. Parce qu’aujourd’hui on est dans une forme d’impuissance du travail social, du fait de sa forme, de sa façon de faire, de ses représentations.
Ça ne marche pas à tous les coups. C’est pas une science exacte. Mais il est clair que quand l’autre a de l’espace, qu’on le laisse assumer ses responsabilités, cela peut marcher.
Il faut aussi cette notion du travail communautaire, qui fait qu’à un moment donné, le groupe rend les individus forts. Parce qu’on s’auto soutient, chacun apporte ses compétences. La rue, c’est comme les pays pauvres, on est dans le travail communautaire parce qu’il n’y a pas d’autres chemins que celui-là. On vit dans une société très individualiste, mais les pauvres, eux, sont communautaires. Ils sont obligés, ils n’ont pas le choix. C’est cette autre façon de travailler que nous défendons, basée sur de la citoyenneté et sur le fait que les gens ont leurs propres solutions, leurs propres richesses, et qu’ils peuvent. Alors on n’est plus sur du logement, on est sur de l’habitat.

VERS UN TRAVAIL DE RECHERCHE COMMUNAUTAIRE
On ne parle plus d’usagers, on parle d’acteurs. Les mots sont extrêmement importants. Parce quand on parle d’acteur, on parle de citoyen. Qui est l’autre ? On va lui donner sa place, et après il assumera ses responsabilités. Alors, ça ne marche pas avec tout le monde, mais globalement on ne peut que beaucoup y gagner, parce que tout le monde va s’y retrouver. La société va s’y retrouver en sortant de cette espèce d’assistanat infernal. Parce que ce qui est terrible, c’est qu’on croit que les gens sont assistés parce qu’ils le veulent. Alors que c’est le système qui est un système d’assistés, duquel il est extrêmement difficile de sortir. Quand on regarde le système aujourd’hui, on voit à quel point on est capable de reproduire sans apprendre de sa propre histoire. Aujourd’hui avec le GAF on réfléchit justement à ces questions. On est dans un réseau qui s’appelle Voisins Citoyen Méditerranée, qui regroupe des expériences du même type, et on réfléchit pour savoir comment on pourrait capitaliser ces expériences, théoriquement parlant.
Ce qui nous préoccupe, c’est que ce capital de savoir appartient à la rue, et qu’il est hors de question que quiconque se l’approprie à sa place… Il faut rendre à César ce qui est à César. Tout ça vient de la rue. Après il y a la recherche, il y a les sociologues, j’en connais plein. Mais le problème est toujours le même: ils font leur taf, et puis toi t’es un peu à côté. Par contre, j’ai entendu parler d’un truc qui n’est pas nouveau, mais qui n’est pas très usité en France, qui est la recherche communautaire. On en parle dans le réseau santé précarité de Toulouse- où je vais présenter les modes d’habitats alternatifs-  et on réfléchit autour de cela. Parce que les acteurs sociaux sont dans les mêmes constats que ceux que nous faisons. On n’a plus les bonnes solutions : le 115 est débordé, les hébergements aussi, enfin c’est du délire !
Donc c’est vrai que les gens sont avides de travailler sur de nouvelles approches. On est en train de regarder avec le réseau comment on va pouvoir faire ce travail, mais toujours dans la coproduction. Et si on travaille avec les scientifiques, il va falloir qu’ils se mettent au niveau des gens. Il est nécessaire qu’on ait le pouvoir sur ces projets-là. Ce n’est pas pour la gloriole personnelle, mais c’est un capital de la rue qu’il faut reconnaître. Car il y a un certain nombre de dispositifs sociaux qui viennent de l’expérience des gens de la rue. Ce qui importe, c’est le rapport égalitaire : le fait d’écouter l’expérience de l’autre, d’être à son rythme, car les rythmes de chacun ne sont pas les mêmes. Et puis de travailler pour pouvoir proposer théoriquement ces outils à la société.

(Propos recueillis par Emilie Hermant et Cassiopée Guitteny, pour Cosmopolitiques – novembre 2010).