NVASION D’ONG AU BENGLADESH
Nouvelle colonisation ? Dérives intéressées ? Système politico-économique d’un genre nouveau ? La toute-puissance des ONG au Bengladesh a des conséquences pratiques terribles : flambée des prix de l’immobilier, monopolisation des services publics, micro finance désastreuse pour les bénéficiaires…
Entretien avec Rathana Peou Van Den Heuvel, enseignante-chercheuse au Bengladesh
A seulement trente ans, Rathana Peou Van Den Heuvel est professeur associée à l’ULAB, University of Liberal Arts Bengladesh, et directrice du centre de recherche CSD, Center for Sustainable Development. Précédemment, elle a travaillé dans diverses organisations humanitaires – notamment Solidarités et Handicap International – au Soudan, au Kenya et au Pakistan.
Peux-tu nous parler de la spécificité de la situation des ONG au Bengladesh ?
Le pouvoir des ONG au Bengladesh est comme une « seconde République » qui vient concurrencer le gouvernement officiel. On peut trouver cela dans d’autres pays « d’urgence » comme le Cambodge, le Soudan ou Haïti. Au Bengladesh, cette réalité est liée à deux phénomènes principaux.
Tout d’abord, la quantité importante d’ONG, internationales et locales, présentes sur le terrain : on compte 23 000 ONG dans le pays, soit quasiment autant que le nombre d’entreprises ! Très peu sont enregistrées officiellement au bureau d’affaires, seulement une centaine au niveau international, et deux ou trois mille au niveau national. Leur développement a été très rapide. Depuis les années 1990 on a eu de gros désastres humanitaires, avec des épisodes de famine, et également des désastres naturels qui ont permis à des ONG de se fixer pour une urgence, en mettant en œuvre un parcours d’aide « classique » avec distribution d’eau, de nourriture etc. ; et en construisant une vision du développement seulement après coup. Ces ONG auraient du rester un ou deux ans ; mais la plupart d’entre elles, lorsqu’elles ont réussi à avoir des fonds, ont pu rester jusqu’à trente, quarante ans dans le pays et se diversifier.
A côté de ça, il y a aussi toutes les ONG qui se sont développées avec le micro-crédit, qui est en fait une micro-finance. Elles gagnent de l’argent en devenant capables de générer des fonds grâce à des taux d’intérêts qui sont censés être bas mais qui, de manière officielle, sont à douze pour cents. Et de manière officieuse, on parle de vingt-deux, vingt-quatre pour cents ! La majeure partie des sommes empruntées sont à moins de 50 dollars, de toutes petites sommes. Mais le problème est que ces sommes ne sont pas empruntées pour entreprendre, pour construire quelque chose de nouveau. Elles sont utilisées comme moyens de subsistance lors de crises, et servent essentiellement à subvenir aux besoins de la famille pour l’eau, le logement etc. Cela crée un cercle vicieux de pauvreté, avec des personnes dans les zones rurales qui n’ont pas un crédit mais deux, trois, quatre pour pouvoir rembourser le premier ou le deuxième crédit.
Il y a une sorte d’engouement pour le micro-crédit et la micro-finance en général, le Bengladesh est cité partout en exemple avec Muhammad Yunus et la Grameen Bank qu’il a créée, spécialisée dans le micro-crédit, et qui lui a valu le prix Nobel de la paix en 2006. Mais ce système ne s’est pas uniquement développé avec les deux grosses structures que sont Grameen et BRAC, il contient également toutes les petites ONG qui ont trouvé là le moyen de subvenir à tous leurs frais.
Par quel mécanisme des ONG d’urgence peuvent-elles rester des dizaines d’années au Bengladesh ? Est-ce qu’il n’y a pas des réglementations, des contre-pouvoirs qui existent ?
On imagine un cas pratique. Lorsque que le cyclone Sidr survient au Bengladesh par exemple, il y a une grande attraction médiatique, une grande attraction des donneurs aussi. Les fonds arrivent très rapidement et sont très flexibles : beaucoup de fonds privés se développent grâce à l’appel à donations, etc. Les ONG qui arrivent ont alors le choix, elles peuvent démarrer leur action sur leurs fonds propres, sur des fonds privés avec la collecte des dons, ou encore en demandant des fonds d’urgence à leur arrivée dans le pays. Elles vont alors commencer des missions courtes, de trois, six, neuf mois maximum, dans un contexte d’urgence qui est vraiment lié à des situations post désastre.
C’est ensuite que ces ONG-là vont vouloir agir sur tous les autres besoins qui existent dans le pays. Et c’est très facile parce que la pauvreté n’y est pas que conjoncturelle, c’est une pauvreté structurelle. Le désastre en soi, ou la crise humanitaire impactent une situation déjà instable, avec de nombreux soucis de non distribution, de non accès à des services ou à des ressources naturelles.
Les ONG qui se donnent pour rôle de subvenir à tous ces différents types de besoins vont alors développer d’autres appels de fonds, les appels post recovery, qu’on a généralement huit, neuf mois après le désastre et qui sont des programmes beaucoup plus longs, d’un an ou un an et demi. Toutes les ONG vont désirer accéder à cette source d’argent, et beaucoup vont effectivement y avoir accès. Donc sur un corps de mandat qui était lié, au départ, au désastre naturel ou à la crise humanitaire, les ONG en viennent à développer un panel d’activités qui n’est plus du tout lié à l’origine même de leur arrivée dans le pays.
D’une certaine manière, on passe du modèle humanitaire traditionnel à des modèles où les ONG apprennent à se stabiliser dans un pays et à offrir de plus en plus d’aides. Et c’est là que la frontière entre aide et monopolisation des services à la population devient très difficile à situer pour moi. A quel moment on passe d’une « aide » à « intervention arbitraire » sur ce qui devrait être de la compétence de l’Etat, des services publics ? Parce qu’ici on parle d’accès à l’eau potable, par exemple, qui est censé être une garantie donnée par le gouvernement. Donc, en quoi une ONG, après un désastre naturel, est-elle en droit de continuer ce type de politique d’intervention ? On a l’impression qu’il y a une sorte de substitution, que les ONG prennent le rôle des instances politiques du pays.
Concernant le paysage des ONG au Bengladesh, il y a essentiellement des ONG « du Nord » ou est-ce qu’il y a aussi des ONG plus locales ?
Il y a les deux. Forcément il y a les très grandes enseignes ONG comme Save the Children, ActionAid, Oxfam ou autres. Mais à côté, on a aussi les très grosses familles bangladeshies qui vont avoir des universités, des médias, des ONG et des entreprises.
Et en plus de tout cela, il y a BRAC qui est comme la deuxième République du Bengladesh, c’est impressionnant. Ils possèdent des universités, des micro-crédits, des banques, tout. C’est une des plus grosses ONG au monde, la plus grosse au Bengladesh, qui a quasiment autant de ressources humaines, de staff, que le gouvernement lui-même. Et il y a quasiment le même nombre d’étudiants dans les écoles primaires, dans les collèges d’ONG, que dans les écoles gouvernementales.
Alors la question qui se pose est : qui contrôle ? Qui contrôle ce que l’on enseigne dans ces écoles, dans les zones rurales ? Quel est le type de programme scolaire qui est développé ? Ce sont des questions de transparence que l’on ne pose pas.
BRAC, c’est une entreprise ?
Non, c’est une ONG rurale. BRAC ressemble un peu aux familles philanthropiques qui développent le mécénat. Aujourd’hui BRAC est présent partout, quasiment dans tous les secteurs d’activité. C’est pareil pour Grameen, qui possède la Grameen Bank, Grameen téléphone, Grameen Internet, Grameen Shakti pour le domaine de l’énergie durable etc.
C’est vrai qu’on peut se demander si ce sont véritablement des ONG. Qu’est-ce qu’elles sont ? Un outil étatique ? Un business ? Pour une entreprise, ça sonne forcément mieux d’avoir un label « ONG » parce que ça renvoie une image de bonté, de gentillesse et permet de susciter moins de méfiance. Ainsi, au Bengladesh, avec des caractères, des charismes locaux et grâce à cette image d’ONG, on a réussi à faire passer un peu tout et n’importe quoi.
Comme le fait même que des ONG investissent dans le secteur de l’électricité, de l’énergie ou de l’accès à l’eau. Ce qui pose question car, comme je disais précédemment, ces éléments sont censés être décidés au niveau étatique. Ces services sont des droits universels et nationaux. Leur développement n’a pas à être décidé d’une manière plus ou moins arbitraire par différentes ONG, même si elles sont en consortium. Les ONG ne devraient pas se permettre d’être en concurrence avec un gouvernement. C’est au gouvernement de planifier ces aménagements et ces projets de développement. Les ONG peuvent à la limite aider, mais pas décider à sa place.
Alors, comment une organisation qui fonctionne comme une entreprise peut-elle recevoir des donations de grandes institutions ?
Parce qu’il faut bien attribuer ces fonds et qu’il n’y a pas le personnel pour aller vérifier leur utilisation sur le terrain. Vu le nombre d’ONG et le nombre de bénéficiaires, quelles structures, à l’heure actuelle, peuvent vraiment vérifier les fonds qu’on est en train de déployer sur place ? A l’Agence Française de Développement (AFD), ou dans d’autres agences françaises, dix personnes au maximum travaillent au siège. Pour contrôler les millions qui sont donnés…
On prétend capturer ce qui se passe sur le terrain dans des rapports. Mais ils sont superficiels, un consultant est payés pour bien écrire, pour que tout soit beau et parfait dans le lexique et le vocabulaire utilisés, on rajoute une belle petite photo, et c’est fini. Personne ne va demander cinq ans après, « au fait, qu’en est-il de l’argent qu’on a donné ? » Non, on n’a pas ces questionnements là.
Il y a une déresponsabilisation par rapport à l’argent qu’on donne ; dès qu’on pense que l’on donne pour une bonne action, on ne va pas plus loin. Moi je préfèrerais qu’on ait un côté beaucoup plus business finalement. Oui, on vous a donné des fonds mais est-ce que ça a fonctionné ? Est-ce qu’il y a réellement un retour de l’argent, que ce soit au niveau social ou environnemental ? Je trouve affolant que ces questionnements n’arrivent que maintenant.
Même s’il n’y a pas que des ONG « du Nord » qui viennent au Bengladesh, comment toi tu vois cette aide au développement du Nord vers le Sud ?
On était dans une sorte de tradition qui veut que le Nord aide le Sud, que les pays riches aident les pays pauvres. Avec une prédilection des Etats du Nord à donner aux Etats du Sud ayant une tradition historique et linguistique avec eux: par exemple les français aux pays francophones, les espagnols à la coopération internationale en Amérique latine etc. Mais aujourd’hui, ce concept Nord-Sud est totalement déstabilisé par la crise dans les pays du Nord, ceux qui donnent aux Nations Unies.
Par ailleurs, on voit maintenant de grosses puissances qui se développent, de nouveaux types de philanthropes qui donnent énormément d’argent, comme la Rockefeller Fondation, la Mac Arthur Fondation ou encore la fondation Bill Gates. Ce ne sont plus uniquement les structures étatiques qui donnent, il y a maintenant toutes ces fondations privées. Et on ne contrôle pas forcément comment et sur quels sujets elles donnent. On a aussi un autre type d’acteur : les grandes entreprises et multinationales telles qu’EDF, GDF, Nike, Reebok… Ils savent que les gens préfèrent consommer quand c’est une « bonne » consommation, alors elles développent des programmes comme « Coca-Cola pour les femmes entrepreneurs en Inde » et annoncent qu’elles vont donner un euro à chaque fois qu’elles en gagnent mille. On a de plus en plus de business traditionnels qui essayent de se racheter une image avec ce côté « éthique », avec l’aide aux pays pauvres.
L’aide au développement s’est donc extrêmement diversifiée. On n’a plus uniquement des donneurs traditionnels, institutionnels, européens ; il y a maintenant les fondations et tout ce nouveau business éthique, fair trade.
Le système traditionnel d’aide internationale est également déstabilisé par un autre phénomène : le fait que le Nord-Sud, ça n’existe plus. Les chinois donnent déjà beaucoup plus d’argent que les français, ce seront eux les donneurs les plus importants dans le futur ; cela se voit déjà au niveau asiatique. Mais ils ne donnent pas sans raison : ils investissent dans le gaz, l’électricité, les routes, afin d’avoir des autoroutes asiatiques qui arrivent directement en Chine… Ils ont leur propre agenda derrière leur aide au développement. Le Moyen-Orient c’est pareil, ils donnent beaucoup mais uniquement aux musulmans et aux pays musulmans…
Or, avec ces nouveaux acteurs de la donation, l’argent arrive de plus en plus facilement. Notamment par le secteur privé qui essaye de se racheter une image et par les fondations avec leur logique philanthropique de donner pour donner. Et tout cet argent arrive dans des structures qui ont très peu de moyens pour gérer l’argent, les ressources humaines et qui sont peu en capacité de digérer cet argent de manière planifiée. Donc ça ne sert à rien de donner toujours et encore si les gens ne peuvent pas digérer cet argent-là. En ça, je me demande si on n’est pas en train de créer un besoin, une sorte de bulle qui ne devrait pas exister. Encore une fois, le développement ça n’a jamais été « donner pour donner ».
En allant plus loin, est-ce que le modèle des ONG ne serait pas totalement à supprimer ? S’il est tellement à revoir en profondeur et que, tu le disais, beaucoup de pays ont maintenant dépassé le stade de l’urgence…
J’ai eu beaucoup de débats à ce sujet avec mes étudiants. Je n’ai pas envie de dire qu’il faut arrêter les ONG en général. Car j’ai vu par exemple leur travail au Darfour et j’ai trouvé cela magnifique. Là elles étaient des pansements. Il n’y avait personne pour aider les populations, ni le gouvernement, ni l’international. Et c’était vraiment de l’urgence, il s’agissait de la survie de ces peuples.
Ces missions d’urgence sont indispensables. Mais il faut aussi dire qu’il est très difficile de maîtriser le développement des ONG. Je pense que l’effort devrait porter sur la rigueur des ONG et la manière dont elles pensent leur futur dans une zone. Pour moi, le plus important, quand tu arrives dans une zone, c’est de savoir comment en partir. Et d’être sûr que les programmes développés fonctionnent encore après notre départ en tant qu’ONG. Est-ce que cette énergie-là, par rapport à ce qu’on appelle le capacity bulding, le transfert des connaissances, existe réellement ? Je ne pense pas.
Et pourquoi est-ce qu’on ne le fait pas ? Prenons l’exemple du Bengladesh : il y a des milliers d’ONG mais il n’y a que deux Master de développement dans tout le pays. Donc aucun étudiant bangladeshi ne va faire de développement. Par contre on va chercher l’étudiant en France ou aux Etats-Unis, pour venir pendant un ou deux ans, ce qui entraîne un important turn over. Alors que dans ces pays pauvres, on a besoin de cours sur le développement, de classes sociales qui pensent ces questions et de professions qui soient faciles d’accès pour les populations locales. On n’a pas besoin d’aller chercher cela à Harvard ou ailleurs.
Je ne dirais pas que c’est une sorte de nouveau système colonial ou un type de protectorat, mais je pense que tout doit être démontré et documenté. Malheureusement, il y a des sujets qui fâchent et qu’on ne documente pas. Pourtant, les ONG sont de nouveaux acteurs internationaux dans des schèmes de plus en plus complexes entre les marchés, les structures étatiques, les différents types de gouvernements, qui arrivent de plus à générer énormément d’argent et de ressources humaines ; il est donc tout à fait normal que cela pose question. Je pense qu’il faut davantage ouvrir le débat, voir au cas pas cas, étudier le contexte local, et penser cela au niveau institutionnel de chacune de ces ONG. Quels sont réellement vos plans d’action ? Où est-ce que vous vous voyez dans les dix prochaines années ? Mais à l’heure actuelle, je pense que très peu d’ONG se posent ces questions là.
Justement, tu as travaillé dans des ONG ? Tu connais tout ça de l’intérieur ?
Oui, j’ai été propulsée à gérer une équipe de cent vingt personnes alors que je venais juste de finir l’école. Mais qu’est-ce que je savais de plus que les gens qui ont vécu pendant quarante ou cinquante ans dans cette zone ? Il y a une telle force dans l’idée de l’étranger qui vient aider, l’esprit un peu colonial où on a du respect pour « l’étranger » en général. On est censé pouvoir capturer leurs connaissances, pouvoir les rendre beaucoup plus efficaces, beaucoup plus productifs, d’accord. Mais on est un élément modérateur, un facilitateur. On ne doit pas être l’élément qui va déclencher le besoin, ni l’analyse du besoin, ni être… le sauveur.
La majeure partie des ONG avec qui on travaille au Bengladesh est d’accord sur ce point. On sait qu’on modère un discours ; on essaye de connaître et comprendre le terrain pour redonner ensuite au terrain. On prend beaucoup, on donne beaucoup. C’est vraiment une approche qui prend du temps ; le développement, comme la politique, ça n’a jamais été un fast food, ça n’est pas en dix ans qu’on va avoir des indicateurs, on se leurre complètement en pensant ça.
Et est-ce qu’il n’y a pas aussi un problème de taille ? Est-ce que finalement les ONG ne sont pas trop « grosses » ?
Oui il y a un problème de taille de structure. Les Nations Unies par exemple, c’est quarante pour cent de frais d’administration, c’est impressionnant. Et c’est autant d’argent qui ne va pas aux bénéficiaires. Comment justifier ça ?
On est dans un système où on va essayer de fixer les expatriés dans les zones dites dangereuses ou difficiles à vivre comme le Bengladesh pour justifier le fait que les salaires soient là-bas à cinq ou six mille euros. L’image du petit volontaire mal payé est vraie pendant un an, deux ans, mais ensuite ils gagnent très bien leur vie. Du coup, on est train de créer une sorte d’élite du développement. Et pour moi l’ONG devient à l’heure actuelle une sorte de business en soi.
Et comment les populations locales réagissent quand elles constatent ce niveau de vie du personnel des ONG ?
Au Darfour c’était différent, j’y ai travaillé pour Solidarités International, et là nos frais d’administration étaient de neuf pour cent uniquement. On vivait proches des communautés locales, dans les mêmes habitations. J’ai eu cette chance de travailler pour une ONG française sérieuse, vraiment urgentiste, qui avait cette philosophie-là.
Mais j’ai travaillé dans d’autres ONG où il n’y avait pas la même politique. On avait un gros 4X4 avec la climatisation à fond, des appartements luxueux. Et surtout, le staff local pouvait voir la différence entre eux qui ont vingt, trente ans d’expérience et nous, « petits jeunes », qui gagnons dix fois, cent fois plus qu’eux. Et on justifie ça comment ? Par exemple à Haïti ou au Sud Soudan, il y a eu une inflation énorme des prix des appartements à louer en raison de l’arrivée massive des expatriés, des salariés des agences des Nations Unies et des ONG. Aujourd’hui, c’est mille cinq cents euros pour louer un petit appartement à Touba, au Sud Soudan ! Mais du coup, où vont vivre les locaux ?
On est en train de faire du mal-développement avec cette sorte de perfusion qu’on insère dans un système local, à cause de nos standards de vie. Il n’est pas normal que l’on paie aussi cher dans ces zones-là. Ça n’est même pas une histoire de corruption, il s’agit juste de se rendre compte des conséquences. Le staff local va devoir habiter à trois ou quatre heures de la ville, alors qu’auparavant, il pouvait très bien habiter dans ces zones. C’est nous qui les avons évacués, repoussés. J’en discutais également avec des amis qui travaillent à Haïti et qui me disaient que les prix augmentent tous les ans, ceux des denrées alimentaires, etc…
Je vous donne un autre exemple que je connais en tant que professeur d’université au Bengladesh. On paie normalement deux cents dollars par mois un enseignant, ce qui est plus ou moins convenable dans le pays ; mais deux cents dollars, c’est ce que gagne un consultant d’ONG en une journée. Donc comment je peux faire, moi, pour fidéliser mon personnel ? Et comment fait le gouvernement du Bengladesh pour fidéliser son personnel ? On a créé un tel marché des ONG et des ressources humaines que la majeure partie des personnes ont envie de partir dans les ONG pour gagner plus d’argent. Mais nous, dans le secteur public ou assimilé, comment fait-on pour les retenir ? On ne peut pas les payer plus que ça. A Dhaka, on connaît cette envolée du prix des ressources humaines et des frais de vie en général. Elle correspond à ce qu’on voit dans tous les pays où il y a une forte présence d’ONG, de donneurs ou d’agences des Nations Unies… Aujourd’hui, il vaut mieux rétrograder une personne qui a un Master ou un Doctorat pour le nommer par exemple traducteur dans une ONG, il gagnera autant sa vie à ce poste qu’en tant que prof. Il y a un non-sens quelque part, un mal développement.
Est-ce que tu peux revenir sur la question de l’expertise locale ?
La connaissance locale est la clef du réel développement. Et si on dénigre la population locale qui constituera les futurs managers de ces programmes, il est certain qu’on n’y arrivera pas et qu’on pérennisera ces ONG, cette sorte d’apport extérieur. C’est parce qu’on n’a pas reconnu les populations locales, que l’on n’a pas accepté leur connaissance, leur savoir-faire et leur expertise que l’on a créé ces situations de mal développement. Donc ça dépend des approches quand on arrive dans les pays, et on pourrait tout à fait faire autrement. Seulement, l’effet mécène, presque gourou… cette idée qu’on est en train de sauver le monde, c’est quelque chose qui plaît et dont il n’est pas si facile de se débarrasser.
Recueilli par Cassiopée Guitteny et Lélia Reynaud-Desmet
Rathana Peou Van Den Heuvel / Décembre 2012