1Depuis 2012, le débat public sur les questions d’éducation dans le supérieur a été capté par un buzz phénoménal qui a fini par persuader tous les décideurs et le public qu’une innovation radicale bouleversait le paysage éducatif mondial, les MOOC, c’est-à-dire ces enseignements en ligne offerts par des sociétés privées issues d’universités réputées comme Stanford ( Coursera et Udacity) capables d’attirer 150000 étudiants (le cours de S. Thrun fondateur de Udacity). Il fallait donc suivre, rattraper notre retard, comme toujours et dès lors copier en Europe ce qui existait aux USA sous peine de vie ou de mort. Mais voilà que, comme toujours dans les buzz qui vendent l’innovation avant de l’avoir créée, tout se retourne et les études, notamment celles de Penn University, se diffusent qui montrent les taux d’abandon très élevés (4 % des inscrits vont au bout en moyenne) et qui montrent même que les étudiants retiennent moins bien qu’en présentiel. De plus, les publics captés par ces cours sont à plus de 60 % (et cela est confirmé par les premiers chiffres de la plate-forme FUN en France) des personnes titulaires d’un master ou plus, ce qui relativise singulièrement le terme massif et ouvert que l’on mettait en avant.
2Nous avons ici un cycle classique d’innovation accentué par ce que j’ai appelé un modèle « d’innovation d’opinion » (Boullier, 2006). En premier lieu, les MOOC ne sont en rien une innovation pédagogique puisqu’ils offrent la mise en ligne de vidéos, de quizz et de forums ouverts pour des cours à visée de transmission organisés en semaines. En réalité, nous observons là cet « effet diligence » analysé par J. Perriault, qui veut que les premières formes d’une innovation reprennent celles déjà connues dans un autre contexte technologique, comme les trains reprirent la diligence et les automobiles les voitures à cheval avec quatre passagers. Les MOOC reprennent ainsi les formats des cours magistraux et des contrôles de connaissance les plus centrés sur la mémoire. Les MOOC ne sont guère une innovation technique non plus dès lors qu’il s’agit de disposer de capacités de stockage et de débit suffisants pour supporter une charge élevée d’accès simultané, ce que toutes les plates-formes savent faire désormais. Mieux même, l’appel massif à la vidéo présuppose du côté de l’utilisateur un accès à internet à haut débit qui n’est pas réparti également dans le monde, ce qui aurait mérité sans doute des efforts en termes de compression ou de multiplexage pour parvenir à être lisibles sur un smartphone par exemple (lui aussi répandu dans 40 % de la population mondiale pour l’instant). Certaines de ces plates-formes sont développées en Javascript et Python et de plus en Open Source (EdX), ce qui leur donne une chance d’évolution ouverte dans la durée. D’autres, comme Coursera, sont développées dans un langage plus sophistiqué (Scala) et plus difficile à maitriser et restent en code propriétaire, ce qui n’est pas le meilleur moyen de favoriser la diffusion de la connaissance, admettons-le. En fait, les MOOC sont une innovation d’opinion, au sens où ils doivent faire parler d’eux pour générer un « effet plate-forme » désormais bien repéré sur internet. Les plates-formes, dont les plus fameuses (GAFA, Google, Apple, Facebook et Amazon) ont été capables d’offrir des services de haute qualité, gratuitement ou quasiment, à l’aide d’investissements élevés qui leur ont permis de tenir le choc suffisamment longtemps pour capter le public d’un certain type de services et de devenir un quasi monopole dans leur domaine. La monétisation s’est toujours faite sous forme d’un marché à double versant, gratuité d’un côté et revenus obtenus chez d’autres (les données, la publicité, notamment) ou gratuité d’abord puis service premium ensuite. La gratuité est donc clé et, dans le cas des plates-formes d’enseignement, elle continue de fasciner les responsables, mais à la condition que des modèles d’affaires soient en vue (le club fermé à ticket d’entrée élevé -500 K€- chez EdX, la rémunération sur les certifications chez Coursera, la vente à des organisations privées, entreprises ou universités, chez Udacity). Dans tous les cas, il faut tenir pour écraser tous les autres concurrents, car le principe de la plate-forme est bien « winners take all ». C’est cette perspective qui attire les investisseurs et qui justifie le tapage autour de ces non-innovations pédagogiques et techniques. En effet, dans l’économie d’opinion qui est la nôtre comme la désigne André Orléan (1999), il faut avant tout transformer les perceptions et les anticipations des investisseurs pour attirer les capitaux, le nombre d’inscrits étant lui-même producteur d’attention chez ces mêmes investisseurs, et révélateur de l’effet d’opinion créé dans le grand public et de la captation d’un « temps de cerveau disponible » non négligeable. L’attention est en effet le bien rare de toute cette économie (Boullier, 2009, Kessous, 2013). On comprend bien que dans ces conditions, il n’est nul besoin d’investir dans des innovations pédagogiques risquées et qu’il vaut mieux fournir au public ce qu’il connait le mieux, des cours magistraux avec le label de grandes universités. En effet, un cercle autoréférentiel de réputation s’est créé que l’on peut décrire par les séquences suivantes :
-
les entreprises veulent sélectionner plus facilement leurs personnels dans un contexte d’abondance de main d’œuvre c’est-à-dire de chômage de masse dans le monde,
-
les candidats à l’embauche veulent se vendre (comme on le leur a appris) au meilleur prix et cherchent à fournir des signaux (là encore de l’opinion pure) aux employeurs, tels que des marques de grandes universités : un certificat d’un cours d’une grande université en ligne suffira à donner cet indice,
-
les plates-formes cherchent à attirer uniquement ces grandes marques universitaires qui ne sont jamais des garanties de qualité intrinsèques mais qui le deviennent dans une économie d’opinion proche d’une économie des qualités telle que la décrit F. Eymard-Duvernay (1989),
-
les universités elles-mêmes cherchent à se rendre visibles pour accroitre leur réputation, dès lors qu’elles cherchent à attirer les étudiants les plus solvables dans leurs cours en présentiel mais aussi en ligne, elles sont donc prêtes à accepter toutes les conditions des plates-formes les plus réputées. Leur propre réputation en vient ainsi comme dans tous les effets plates-formes à être transférée à la plate-forme qui finira, si tout se passe comme prévu, par dicter sa loi à ses simples fournisseurs que sont les universités, tout comme la grande distribution l’a fait pour ses fournisseurs.
3Ce modèle peut s’expliquer dans le contexte américain qu’il faut présenter sommairement, à savoir un contexte de crise profonde du système de l’enseignement supérieur, bâti sur des modèles économiques qui ne tiennent plus, d’autant moins après la crise financière, mais qui semblent encore séduire les européens. Qu’observe-t-on depuis 5 ans ? Licenciements d’enseignants dans des universités qui ont vu la valeur de leurs endowments fondre en raison de la crise financière, diminution constante des crédits publics (moins 50 % en 20 ans), augmentation permanente des frais d’inscription pour compenser, endettement majeur des étudiants pour plusieurs années au point de générer une bulle assez risquée pour les établissements prêteurs, désengagements des étudiants de l’université en raison des coûts ou de leur incapacité à terminer lorsqu’ils doivent conserver un emploi pendant leurs études, diminution des exigences académiques pour être sûrs d’afficher des taux de succès attractifs et garder un ranking correct, etc. Les universités en viennent donc à acheter elles-mêmes des cours en ligne pour faire des économies et donc embaucher moins d’enseignants, ce qui n’a guère plu à un enseignant de Princeton qui fournissait ses cours à Coursera. Les investisseurs ont senti la bonne affaire, du côté des étudiants, du côté des universités comme l’ont fait Coursera ou Udacity ou du côté des entreprises puisque Udacity s’oriente vers une vente de formation à des entreprises qui ont l’avantage d’être solvables. Mais ce modèle américain n’est pas du tout celui que nous connaissons en France, voire même en Europe plus généralement, car l’investissement public y est beaucoup plus élevé, parce que la concurrence entre universités y est moins forte et que les gouvernements prennent des initiatives sur les MOOC pour soutenir l’action des universités (comme c’est le cas pour FUN) sans prétendre capter leurs productions. Et pourtant, tout le monde semble réjoui de suivre les mêmes traces et pense être innovant avec cette vieille pédagogie.
4Le tableau de « l’innovation » MOOC doit encore être complété par un rappel historique que les lecteurs de la revue connaissent sans aucun doute, pour mieux juger des strates qui composent tout mouvement d’innovation. Sans remonter jusqu’à l’enseignement à distance pré-numérique (polycopiés et téléenseignement), il est intéressant de rappeler qu’un premier mouvement d’innovation s’est fait sentir à la fin des années 90 avec la mode du e-learning. J’ai fait partie de ce mouvement et j’ai créé ainsi à l’UTC (Compiègne) le premier diplôme universitaire complet en ligne (un DESS en documentation technique) qui a vécu pendant dix ans avec des promotions de 20 à 25 étudiants, c’est-à-dire tout sauf massif. Il s’appuyait sur la plate-forme Learning Space mais développait aussi un serious game, des études de cas sur des CD, des courtes vidéos, un suivi très rythmé des étudiants (voir un bilan dans Boullier, 2001). Il est intéressant de se souvenir que toutes les plates-formes de l’époque n’ont pas réussi à réaliser les objectifs de leur modèle économique et ont disparu ou se sont transformées dans un autre produit, ce qui indique que le business de l’éducation est une chose fort complexe et qu’il ne bénéficie guère des économies d’échelle. Mais il est cependant resté quelque chose de cette époque, le principe et les méthodes des LMS (Learning Management Systems), à savoir le workflow permettant de programmer l’activité des étudiants et de les suivre tout en mettant à leur disposition tous les documents nécessaires. La plate-forme Moodle, largement diffusée désormais, constitue un exemple de ce maillon essentiel, qu’on ne trouve pas dans un MOOC, par ailleurs. A partir de 2003, un autre mouvement a été lancé en France sous le forme des UNT, les Universités Numériques Thématiques. Elles ont permis de générer des contenus structurés sous forme multimédia, réutilisables en tant que de besoin, dans la mesure où ils proposaient des savoirs de référence. Un peu avant, en 2001, le MIT ouvrait ses contenus dans son Open Courseware et impressionnait le public et les décideurs de nos universités qui craignaient de voir ainsi capter leur public par la réputation du MIT. En réalité, ces cours, parfois des plans de cours, étaient quasiment inutilisables sans l’accompagnement présentiel des enseignants et l’effet d’affichage passé, cette initiative faisait apparaitre au contraire que la qualité réside dans l’interaction qui permet l’appropriation et non dans la simple mise à disposition de contenus. La Khan Academy, née en 2006, relève du même principe en exploitant la plate-forme la plus commune qu’est You Tube et en fournissant des vidéos brèves souvent bien faites mais non organisées en cursus et sans accompagnement. Avec les UNT, nous avons ainsi observé la mise en place du deuxième étage de la fusée, une forme de « content management system » et surtout une production innovante de contenus qui demandent ensuite à être scénarisés et exploités dans des environnements pédagogiques construits. Les MOOC sont le troisième étage et l’on observe que malheureusement les étages ne s’emboitent pas encore pour finaliser une fusée complète (si tant est que l’objectif soit une fusée, c’est la limite de la métaphore !). Les MOOC et leurs plates-formes ont appris quelque chose des deux époques précédentes : il faut des contenus multimédia et il faut granulariser les connaissances et les scénariser. Ce qui n’est pas une mince affaire pour des universitaires qu’on ne forme pas à la pédagogie et qui ont tendance à répéter ce qu’ils eux-mêmes connu comme enseignants. Cependant, la qualité des réalisations multimédia sur les MOOC actuels est assez faible et se résume très souvent à une succession de vidéos. De même, aucun LMS ne vient aider à gérer l’interaction avec les étudiants. Les plates-formes sont avant tout des dispositifs de diffusion, les plus traditionnels qui soient.
5Nous pouvons ainsi imaginer que se mette en place une architecture d’enseignement à distance qui pourrait combiner la coordination réalisée par le LMS, la qualité multimédia des contenus produits par les UNT et la puissance de diffusion des MOOC. Il semble bien qu’il y manquerait quelque chose, non ? Eh oui précisément ce que les MOOC connexionnistes tentent de mettre en place, ces formats de coopération et d’exploration qui permettent une véritable appropriation des connaissances. Il est en effet quelque peu désolant de voir tous les enseignants se satisfaire des quizz comme mode de contrôle, quand on sait leurs limites pour mesurer une appropriation de connaissances. Disons qu’ils mesurent la mémorisation de savoirs et encore plus souvent d’informations (c’ est à dire non structurées dans un ensemble construit). Cela dispense souvent d’inventer des activités plus créatrices. Nous tentons d’infléchir cette tendance dans les MOOC que nous mettons en place à Sciences Po, par exemple en proposant aux étudiants du MOOC de Bruno Latour sur les « humanités scientifiques » de poster des articles de presse sur lesquels ils surlignent les passages qui renvoient à des concepts étudiés dans le cours, de façon à constituer une base de cas commune et discutée sur le forum, au-delà de simples opinions. Mais il a fallu pour cela développer une fonction de surlignage qui n’existe pas en standard sur EdX FUN. Petit détail certes, mais qui dit bien l’écart entre une posture active et collaborative et la posture dominante encapsulée dans les formats techniques des plates-formes de MOOC actuelles. Ces postures actives sont en fait la condition pour toucher des publics totalement désabusés par les modèles d’attention proposés par le système scolaire. Alors que ces lycéens et étudiants publient des avis sur des sites, réalisent des vidéos ou des anims, tiennent leurs blogs, développent même parfois des bouts de code, ils sont en permanence maintenus dans une posture de mémorisation, de répétition et de conformité, malgré les rares espaces de liberté que sont les TPE en France ou certains projets collectifs dans les universités. La sélection sociale ne peut alors qu’être renforcée dès lors qu’il s’agit de reproduire des savoirs établis bien mémorisés et les MOOC n’ont apparemment rien apporté sur ce plan.
6La nouvelle génération de MOOC 2.0 devra être conçue pour faciliter cette activité collaborative. Elle devra se caler sur des schémas attentionnels différents, non seulement plus courts, ce que la plupart des MOOC ont enfin enregistré en limitant les vidéos à 7 minutes environ, mais aussi plus suivis sous une forme plus immersive parce que portée socialement par une activité communautaire. Ce que l’on perd en durée d’attention continue en situation asymétrique, on peut le récupérer en durée d’attention intermittente mais suivie en situation collaborative. Dès lors, la scénarisation des cours doit être totalement différente et centrée sur les activités communes d’exploration rythmées par des événements qui focalisent l’attention, auxquels se greffent des apports de connaissance formalisées qui prennent sens à partir de l’expérience d’apprentissage. Pour réaliser cette continuité d’expérience et pour toucher un public plus vaste, il est temps de faire passer ces cours sur les mobiles, non seulement en décalquant les formats web mais en produisant le cadre qui tient ensemble une communauté grâce à une application. Un cours = une application mobile avec ses alertes, ses community managers, voilà des bases pour changer de paradigme d’apprentissage. Voilà ce que nous allons tenter à Sciences Po pour l’année à venir. Et qui n’empêche pas d’explorer d’autres formats pour des expériences d’apprentissage plus adaptées aux enjeux de notre époque, faite de complexité et d’incertitude, où l’information est largement disponible mais demande à être explorée et mise en perspective ou encore mise en situation réaliste de débat ou de simulation pour se rapprocher des situations vécues. Là aussi le numérique peut venir en appui mais à condition de lui dicter son cahier des charges comme nous le faisons dans le projet Idefi Forccast, basé sur les méthodes de cartographies des controverses inventées par Bruno Latour. Un lien peut être fait avec les MOOC, certes, mais à condition de les réinventer radicalement pour qu’il soit autre chose que la répétition d’un modèle de formation épuisé.